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Le retour de voyage : La douche froide

Alors que je traverse l’aéroport d’Édimbourg en sens inverse, je sens la réalité des 180 derniers jours s’estomper un peu plus à chaque pas. J’en ai la gorge serrée et les larmes aux yeux, comme lors d’une rupture amoureuse. Je suis le seul témoin de mon expérience, le seul pont entre l’univers que je m’apprête à regagner et celui que j’ai bâti de mes mains.

Parce qu’une fois de retour en France, il me sera impossible de restituer fidèlement ce que j’ai vécu sans accuser une perte immense. J’aurai beau montrer le peu de photos que j’ai gardées, expliquer mon projet, raconter des anecdotes, révéler comment je me suis retrouvée confinée pendant des semaines avec une personne que je ne connaissais pas avant de venir, ce ne sera qu’une bien piètre restitution de l’intensité de l’expérience que je viens de m’injecter. Loin d’un simple coup de blouse à l’idée de rentrer de vacances passées sur une île paradisiaque, ce que je ressens va bien au-delà…

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Un tour du monde dans mon assiette en 9 escales

C’est en grignotant un chocogrenouille à Édimbourg que j’ai décidé de vous emmener autour du monde, à bord de mon assiette. J’ai fouillé dans une décennie de voyage, pour sélectionner les 9 plus belles choses auxquelles j’ai goûté. Chaque plat sera accompagné d’une anecdote racontant le contexte dans lequel je l’ai mangé. Nous allons faire de magnifiques escales comprenant l’Espagne, le Costa Rica, le Canada, les îles Fidji, le Pérou, la Palestine, l’Inde, la Suisse, pour finir en Écosse, où je me trouve actuellement. Attention, vous allez en avoir plein les papilles en quelques lignes. J’ai hâte de savoir quelle escale vous allez préférer… Alors à table !

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Covid-19 et Anecdotes : Les secrets qui ont égayé mon confinement à Edimbourg

Lors de mes soirées de confinement en Écosse, je me suis retrouvée à faire les choses les plus farfelues que l’on puisse imaginer : Transformer mon chien en chat orange, me couvrir de mousse à raser et de linges blancs pour me camoufler dans ma beignoire, fabriquer un masque chirurgical avec l’emballage de mon adaptateur de courant, me déguiser en arc-en-ciel… Je partage aujourd’hui ces anecdotes invraisemblables pour faire honneur à la créativité British, et pourquoi pas donner des idées saugrenues à ceux qui comme moi, aiment ce genre d’humour… Continuer la lecture…

La parabole du bon Samaritain, une cérémonie pascale quelque peu déconcertante

Lors de mon dernier voyage en Palestine, la chose la plus extraordinaire qu’il m’a été donné de voir, a été sans nul doute la cérémonie pascale des Samaritains. C’est une communauté d’environ sept cents personnes dont la moitié vit à Holon, au sud de Tel-Aviv, et l’autre sur le Mont Garizim, une colline qui domine Naplouse. Les Samaritains se considèrent comme les véritables gardiens de la tradition mosaïque et estiment que les Juifs ont rompu avec la religion révélée par Moïse. Ils parlent et écrivent un hébreu ancien, qui diffère de celui des juifs. Continuer la lecture…

Le pays le plus heureux du monde et l’Université pour la Paix : Une année de vie entre Pacifique et Atlantique

​En 1980, Oscar Arias, alors Président du Costa Rica, a créé l’Université pour la Paix en collaboration avec les Nations-Unies. Son rêve consistait à former des ressortissants de tous les pays à la résolution de conflits. Cette démarche s’inscrit dans un souffle avant-gardiste qui se propageait au Costa Rica depuis le siècle passé. Pendant que la majorité des pays étaient occupés à la Première Guerre mondiale, la petite nation des Caraïbes accueillait le premier tribunal international permanent, lequel permettait à des personnes d’intenter une action en justice contre des États sur des fondements de droit international et de droits humains. Les programmes proposés par l’Université pour la Paix gravitent ainsi autour de la notion de paix internationale. On peut donc y étudier la protection de l’environnement, les Droits Humains, l’engagement des médias, l’égalité des genres ou encore la responsabilité sociale des entreprises quant à la promotion de ces valeurs.

​Ainsi, chaque matin, quelque part dans le monde, des minibus marqués aux couleurs vives déposent un essaim d’un peu plus d’une centaine d’oiseaux migrateurs dans un grand parc protégé, véritable vestige faunique de trois cents hectares cerné par des montagnes tropicales. Ces étudiants évoluent dans un havre de paix, entourés d’animaux tels que singes, cerfs et reptiles, et de végétations sauvages. Difficile de s’imaginer que cette réserve naturelle qui regorge de grands papillons d’un bleu irisé ne se situe qu’à trente kilomètres de San Jose, la capitale du Costa Rica.

​Pour atteindre le sommet de cette colline, les véhicules serpentent à travers les plantations de caféiers déroulées sur des hectares. Les cerises de café charnues couleur de rubis et d’améthyste que le soleil empourpre seront cueillies manuellement. Ce n’est qu’après un long processus qu’elles donneront lieu à un café intense et racé. Les minibus viennent de Ciudad Colon, un canton fleurissant niché dans la vallée centrale du pays le plus riche et stable de l’Amérique centrale. Les faiseurs de paix ont ainsi la possibilité de vivre chez les habitants, pour profiter pleinement de l’expérience. Depuis plus de trente-cinq ans, les Costariciens des alentours ont ainsi pris l’habitude de voir dans leur décor familier des étudiants de toute couleur de peau, origine, et de tout style.

​En raison d’une violente tempête qui les força à chercher refuge sur la côte, Christophe Colomb et ses hommes ont posé le pied non pas sur la lune, mais à Cariari, au large de l’actuelle Puerto Limón, le 18 septembre 1502. Éblouis tant par l’or que portaient les chefs guerriers que par l’ample verdoyance de ces terres d’une fraîcheur végétale époustouflante, ils baptisèrent la côte Costa Rica. Les Espagnols testèrent la fertilité de la terre, sous un climat favorable, mais s’aperçurent que ses entrailles recelaient bien moins d’or que prévu. Je crois que cela valut aux populations caribéennes moins d’ennuis que leurs voisins. Depuis, le pays a protégé sa biodiversité, exhibant son or vert à travers une vitrine touristique donnant sur le monde. Étudier la paix dans un pays dépourvu d’armée prenait tout son sens à mes yeux. Depuis que cette nation latino-américaine située entre le Nicaragua et Panama a constitutionnellement aboli son armée en 1948, le budget jusqu’alors consacré à la Défense fut réaffecté à ses universités et à ses hôpitaux, ainsi qu’à la protection de l’environnement. Le taux de mortalité chuta, à l’inverse de l’espérance de vie, tandis que l’éducation prospéra, faisant bondir le taux d’alphabétisation. La sécurité des citoyens relève maintenant de la compétence de la « Fuerza Publica », qui lutte contre la criminalité et les cartels de drogue, en plus d’assurer l’ordre public. Mais pourquoi le Costa Rica a-t-il tiré un trait sur ses forces armées ? Et comment allait-il se protéger en cas d’attaque militaire ou de conflit dans la région? Tout d’abord, cette suppression répondait à une nécessité politique, il s’agissait d’éviter tout risque de renversement du pouvoir de l’époque. En effet, en Amérique latine, l’armée n’est pas associée à la défense, mais au terrorisme d’État, à la déstabilisation de la démocratie et à la corruption des institutions. Pour assurer sa défense, la petite nation a sollicité la Cour International de Justice qui statue sur les différents internationaux, et s’est appuyée sur son allié étasunien, notamment lors de conflits territoriaux avec le Nicaragua. Depuis l’élection de Trump, la super puissance a toutefois cessé de prendre le Costa Rica sous son aile. L’initiative pacifiste costaricienne entrait en résonance avec les valeurs de l’Université pour la Paix, et les miennes. En découvrant qu’il existe une institution qui enseigne une telle culture de paix, une vague de chaleur m’avait envahie. J’avais opté pour le master d’études en Paix internationale. Le programme s’annonçait des plus extraordinaires. La négociation, les inégalités entre le Nord et le Sud, l’étude du terrorisme, des processus de paix et de médiation dans les contextes locaux, l’égalité de genre dans les opérations de maintien de la paix et d’assistance humanitaire, la construction de la paix sur le terrain… Un excellent cocktail. Parce qu’il n’y a pas de vérité unique, ni de solution miracle ou de règles certaines dans les affaires internationales diplomatiques, les cours se basaient souvent sur des jeux de rôle, des situations concrètes ou des simulations. Pour nous donner un aperçu de la notion de travail dans une zone de conflit armé, nous avions par exemple passé une semaine en forêt dans la peau de journalistes et de travailleurs humanitaires en mission au sein d’un État fictif. Le pays dans lequel nous nous trouvions était frappé par un conflit armé, et des forces paramilitaires s’étaient emparées du pouvoir. Nous devions faire face à toute sorte d’imprévus, tels que des prises d’otage, des explosions de bombes, des réfugiés venant nous demander asile. La simulation était entrecoupée d’ateliers durant lesquels nous apprenions à éteindre un incendie en forêt, à porter un brancard en rampant sur un champ de bataille pour éviter les tirs de feu au-dessus de nous, ou encore à utiliser une arme à feu.Durant mon expérience au Costa Rica, je logeais chez une femme joviale d’environ soixante ans qui a toutefois traversé de nombreuses épreuves dans la vie. Délaissée assez vite par sa famille, elle est tombée amoureuse d’un jeune homme et s’est mariée à vingt ans. Cet homme a été un bon époux pendant dix-sept ans puis il est tombé dans les bras d’une autre femme, bien plus jeune. Alors divorcée avec deux enfants adolescents à charge, mon hôtesse avait été recrutée par un riche et généreux géologue de Ciudad Colon comme employée de maison, et en complément, s’était mise à louer des chambres aux étudiants de l’Université pour la Paix. Avec le temps, les ex-époux sont devenus d’excellents amis, si bien que monsieur venait souvent partager nos repas. Il débordait d’affection pour son petit-fils. À chaque fois que son salaire de chauffeur de taxi le lui permettait, il lui apportait des jouets et des friandises. Leur fille Y, la mère du garçonnet, une trentenaire au cœur sur la main, habitait avec son partenaire, dans une petite maison située juste à l’arrière de la nôtre. Au Costa Rica, il est très courant que les enfants bâtissent leur demeure sur le même terrain que celui de leurs parents. Moi qui durant ma cavalcade mondiale ai goûté à tant de plats différents cuisinés sous toutes les formes possibles dès l’instant où je m’éveille, j’ai été très surprise de trouver du riz dans mon assiette lorsque mon hôtesse m’a servi mon premier petit déjeuner. Je savais que le riz et les fèves noires composent l’alimentation de base des Costariciens, mais j’ignorais que lorsqu’on agrémente ces mets de coriandre, de salsa lizano et d’un œuf frit, c’est le « gallo pinto », le plat national du pays, lequel se mange surtout au petit déjeuner.

Les premiers jours, Y m’attendait à l’arrivée du bus de l’université pour m’accompagner à la maison. La saison humide battait alors son plein, et des pluies diluviennes s’effondraient sur le canton en fin d’après-midi. Un soir Y arriva au bus avec quelques minutes de retard. Une pluie digne de provoquer une inondation en quelques minutes avait commencé à s’abattre lorsque les étudiants étaient sortis de cours. Sachant qu’aucun d’entre eux n’avait le réflexe de se promener avec un imperméable par trente degrés, l’homme à tout faire de l’université nous avait distribué des sacs poubelle neufs pour limiter les dégâts. Le bus nous déposa, mais il me fallut attendre mon amie sous des torrents. Lorsqu’elle me vit ainsi, m’abritant avec un sac poubelle, ma Y partit d’un grand fou rire moqueur et moi, moitié vexée, moitié amusée, je m’étais jointe à son hilarité.Je repensais déjà à mes dernières semaines au Costa Rica. Comment pouvais-je me sentir aussi bien dans un pays dont je ne savais rien et où l’état des routes me permettait à peine de me déplacer en sécurité ? Souvent on me demande comment, n’y voyant presque pas, j’ai pu voyager seule. Aucune réponse type à cela, je l’ai fait parce que j’en avais envie, et à chaque voyage mon incapacité extérieurement proclamée s’est estompée.

La réelle difficulté ne réside pas dans le fait de voyager au sens physique du terme, car pour cela il suffit d’embarquer dans un avion, mais bel et bien de m’intégrer, de faire ma vie à chaque fois, tout en menant mes projets à bien sans connaître personne, dès l’instant où je pose le pied dans un aéroport duquel je ne peux à peine m’extirper sans l’aide de quelqu’un. Une fois à l’extérieur, ce sera la qualité des rencontres que je ferai qui prendra le relais. En plus de Y, je me suis liée d’amitié avec L. En quelques semaines seulement, nous étions devenues des sœurs et sa famille m’avait complètement adoptée. Moi qui ai grandi dans un univers masculin, son monde à elle me fascinait. L et ses quatre soeurs baignaient dans le maquillage, le vernis, et toute sorte de produits corporels, si bien qu’avant nos sorties, mon amie passait des heures à se pomponner. Elle exhibait sa féminité comme un trésor, tandis que moi, j’avais grandi en percevant la mienne comme un fardeau. Décembre pointa le bout de son nez, laissant la saison des pluies loin derrière nous. Mon hôtesse parlait déjà décorations de Noël et les autres étudiants planifiaient des vacances aux quatre coins des Amériques. Durant cette période, L se sépara de son mari et le conjoint de Y quitta cette dernière. Désormais, celle-ci élèverait l’enfant seule, puisque le père de ce dernier avec qui elle avait vécu sept ans de bonheur dormait dans les bras d’une Nicaraguayenne, et ne voulait plus entendre parler de leur fils. Au lieu de s’apitoyer sur son sort, elle s’inscrivit à la salle de sport où j’avais coutume de m’entraîner, à deux cents pas de la maison. Elle qui n’avait jamais fait d’exercice de toute sa vie, allait assidûment s’entraîner chaque soir après le travail. Cela faisait râler mon hôtesse qui n’aimait pas devoir garder un enfant surexcité après une journée déjà harassante. Y souffrait d’obésité et ce qu’elle vivait la changea à jamais. Elle perdit quinze kilos en l’espace de quelques semaines seulement.

​Son ex-conjoint ne versant aucune pension alimentaire pour l’enfant, mon amie confectionnait de succulentes  pâtisseries qu’elle vendait à la « Feria Verde ». Je l’y accompagnais parfois. La place du marché constituait un formidable forum pour les habitants du canton. Le vendredi soir, d’autres étudiants de l’université m’y rejoignaient et nous faisions de la capoeira à ciel ouvert, à l’image des entraînements de goalball en plein air lorsque je me trouvais aux Fidji.

​Un soir, des flocons noirs qui tombaient du ciel nous surprirent. Le volcan Turrialba, situé dans le centre du pays, était entré en éruption, crachant une colonne de fumée haute de trois kilomètres. Les voitures et les meubles se couvrirent de cendres, tandis qu’une odeur de soufre se répandait dans les rues de la capitale et ses alentours. Plusieurs établissements fermèrent, tandis que des personnes présentant des problèmes respiratoires se bousculaient dans les hôpitaux.

​Après plusieurs mois passés dans le pays le plus heureux du monde que beaucoup choisissent comme destination pour leur lune de miel, j’ai pu voir l’envers du décor, notamment par l’intermédiaire d’un homme que je fréquentais sur place, un avocat appartenant à une réserve indigène située non loin de la vallée centrale. L’identité culturelle des peuples autochtones est en voie de disparition. Au Costa Rica, ces tribus descendent des Mayas et des indigènes d’Amazonie. Leur territoire ne constitue que six pour cent de celui du pays, mais un tiers de ces indigènes a fait le choix de vivre en ville pour sortir de l’isolement. En effet, les rares contrées indigènes ne sont pas accessibles par voie terrestre, et leurs terres ne permettent pas de développer une agriculture viable et pérenne. Outre ceux liés à leurs territoires, les indigènes pâtissent de toutes autres sortes de problèmes. Ils n’ont pas de poids dans le spectre politique national et participent donc très peu aux prises de décisions majeures du pays, y compris celles qui les concernent directement.

À l’échelle locale, les peuples indigènes ne sont pas plus représentés au sein des autorités administratives et judiciaires. D’une province à une autre, leur présence est d’ailleurs plus ou moins tolérée. Les puissances dominantes ignorent ou persécutent souvent leurs traditions, coutumes et croyances religieuses. De là à les reléguer au rang des arriérés, vêtus de plume et avec un arc à la main, il n’y a pas loin. S’ils veulent vivre au milieu des autres, les indigènes sont à la merci de systèmes éducatifs et de schémas et d’idées politiques aux antipodes de leur essence. Nous avions d’ailleurs reçu un cours sur la théorie de la dominance sociale et la représentativité des minorités dans les structures étatiques et organisationnelles. Dans l’ensemble, les minorités ethniques et les peuples autochtones sont très peu représentés dans les gouvernements de leur pays. Ceux-ci se contentent d’imposer des quotas sans se soucier de leur réelle inclusion.

Cette année au Costa Rica m’a permis de me délester des plus lourdes chaînes de la retenue, de l’impossibilité, de la censure et de l’enfance. J’y avais sauté pour la première fois en parachute, et ce fut une expérience sensationnelle. Le centre de parachutisme prenait très au sérieux la sécurité de ses sportifs. Pour autant, les règles étaient plus souples qu’en France où le pilote est contraint de tenir la porte de l’avion scellée jusqu’au dernier moment. En effet, l’oiseau de fer qui m’envoya dans les airs n’en avait pas, si bien que le vent qui pénétra dans l’engin décupla notre euphorie. Tandis que l’appareil prenait de l’altitude, l’instructeur m’interrogea : souhaitais-je sauter ou aller encore plus haut? Je lançai alors les bras en l’air et criai: « Plus haut! » et l’avion plein de fougue leva encore un peu plus son bec.

Mes premiers pas en Palestine, comme si vous y étiez…

Cet article vous emmène sur les premiers pas de mon séjour au Proche-Orient. J’ai pensé qu’il serait intéressant de décrire comment la jeune femme mal-voyante que je suis a voyagé en Palestine. Difficile du coup, de passer sous silence le contexte politique compliqué dans lequel baigne ce pays, surtout pour une passionnée en résolution de conflit. Afin de parer aux remarques selon lesquelles je n’expose qu’un côté du conflit, sachez que de nombreuses chroniques sur mon expérience en Israël sont également en préparation. Après mon programme de Master d’études en paix internationale, j’ai décidé de me rendre en Palestine. J’ignorais si l’état des lieux permettait à une jeune femme malvoyante de s’y aventurer seule, et de toute façon, j’étais en carence de contacts sur place. Mais j’aurais fait n’importe quoi pour y parvenir, ma volonté se décuplant sous les « c’est trop dangereux » des gens croyant mieux me connaître que moi-même.

Je ne souhaitais pas me rendre en Palestine dans un cadre touristique, qui ne serait probablement pas à la hauteur de mes attentes. Or, j’ai généralement besoin de beaucoup de temps pour m’imprégner d’un nouvel environnement et pour m’en faire une opinion critique, surtout quand celui-ci est empreint d’un conflit ancré là depuis des millénaires et où les religions et les siècles s’entrechoquent avec fracas. Mais voilà que l’opportunité d’y aller pendant plusieurs mois s’est offerte à moi. Même s’il ne faut pas considérer le Proche-Orient uniquement sous l’angle politique, j’allais y accorder de l’importance, et appréhender ce sujet derrière un écran ne me suffisait plus. Je m’étais inscrite à un camp organisé par l’Université de Naplouse pour les étudiants internationaux voulant se familiariser avec la réalité de ce territoire.En cet été 2015, mon voyage allait se faire dans un contexte très tendu et abrasif, suite au décès d’Ali Saad et Dawabsha, ce bébé palestinien mort dans un incendie criminel provoqué par des colons israéliens dans le village de Douma, près de Naplouse, au nord-est de Ramallah. La violence des colons israéliens s’était accrue depuis que l’un d’eux a été tué par un Palestinien à la sortie de la colonie Chvout Rachel, quelques semaines plus tôt. Aussi, la situation menaçait de s’embraser à tout moment.Dans l’avion qui me conduisait à Tel-Aviv, je tournais et retournais dans ma tête les phrases que je prévoyais de servir aux agents douaniers qui allaient conduire mon interrogatoire. Comme il n’y a plus d’aéroport en Palestine, il faut s’y rendre soit en passant par la Jordanie, soit par Israël, itinéraire que j’avais choisi parce qu’il est plus court. Compte Facebook désactivé quelques heures plus tôt, courriels échangés avec la Palestine détruits, je savais que tout pouvait y passer: mes mails, mes photos, mes messages, les contacts de mon répertoire… Par la suite, j’allais revenir plusieurs fois et tout ce processus allait devenir familier et moins intimidant. Mais pour une première, et seule, je préférais prendre toutes les précautions pour garantir mon entrée sur le territoire, parfaitement consciente qu’au moindre impair, l’expérience douanière pouvait vite virer au cauchemar. Mais après quelques rapides questions sur mon identité, lesquelles comprenaient tout de même les prénoms de mes grands-parents (technique destinée à déterminer les origines de quelqu’un), mon âge et la raison de mon voyage, mon passeport m’a été remis sans même que je n’eus besoin de sortir ma lettre d’invitation. Je ne me doutais pas que ça n’allait être que partie remise, presque six mois plus tard, lorsque j’allais prendre mon vol retour. Je m’étais arrangée pour ne pas leur mentir, sans pour autant mentionner ma visite en Palestine.Une fois sortie de l’un des aéroports les plus modernes du monde, le passage soudain de l’air climatisé au dehors me donna l’impression de m’être engouffrée dans un sauna, l’humidité des quarante degrés me collant à la peau comme si mon épiderme s’était métamorphosé en laine mérinos ultra moulante. L’employé ignorait que je me rendais en Palestine, pensant sûrement que j’allais rester en Israël. « You will find it very comfortable, avait-il assuré avant de disparaître au milieu d’une foule compacte. Et il est vrai que les mois suivants allaient lui donner raison. Pour l’heure, je ne savais rien de cela, et je fus soulagée qu’il n’ait pas trop insisté pour attendre le taxi avec moi, certaine que le chauffeur, s’il pouvait me voir de l’endroit où il se trouvait, ne m’approcherait pas en la présence d’un inconnu. Et quelques secondes plus tard, une main discrète me tapota l’épaule, faisant ainsi débuter l’expérience humaine la plus enrichissante de ma vie.Quelques kilomètres plus loin et cinq minutes de discussion plus tard, j’appris que mon chauffeur était issu de ces milliers de citoyens de la Palestine mandataire ayant décidé de rester malgré la création de l’État d’Israël en 1948. Actuellement, un million sept cent mille Arabes possèdent la citoyenneté d’Israël et y subissent de nombreuses discriminations, notamment pour l’accès à l’éducation ou à l’emploi. Les pro-Israéliens affirment que la situation dont jouissent ces Arabes israéliens est sensiblement meilleure que celle qu’ils connaîtraient s’ils vivaient en Palestine. Ce point de vue reste assez complexe. Pour la majorité israélienne, il sert à justifier à quel point ces Arabes sont chanceux, et à démontrer la générosité d’Israël. Une petite partie de ces Arabes adhère à cette opinion, tandis que beaucoup se voient traités comme des citoyens de seconde zone.Le chauffeur m’expliqua qu’il me conduisait à la frontière, et que de là, un taxi palestinien prendrait la relève jusqu’à Naplouse. Ce dernier parlait très peu anglais, mais cette futile carence ne l’empêcha pas de palabrer durant tout le trajet. Dès lors, je sentis que tout allait bien se passer et que je me trouvais dans mon élément.Lorsque le taxi me déposa à Naplouse, trois étudiants palestiniens qui semblaient me connaître depuis toujours vinrent m’accueillir pour m’accompagner auprès des autres. Je m’aperçus alors que j’étais la dernière arrivée. Une petite réception de bienvenue était organisée dans un parc familial, ces jardins de thé si populaires dans la région. Le coordinateur, un homme de quarante-cinq ans environ, se leva et vint me serrer chaleureusement la main, avant d’inviter les autres participants à l’imiter. J’ai pensé que c’était la façon la plus diplomate qu’il avait déniché pour annoncer aux autres qu’une limitation sensorielle m’empêchait d’aller vers chacun d’entre eux, et qu’il me serait plus confortable qu’ils se déplacent jusqu’à moi pour que nous puissions nous saluer. Par la suite, les autres participants allaient me confier qu’en me voyant arriver, vêtue d’une tunique rouge dont les pans virevoltaient autour de mes hanches, longs cheveux détachés tournoyant autour de mon visage, escortée par deux jeunes étudiantes et un étudiant palestinien, lequel portait mes bagages, ils avaient pensé que j’étais une personnalité importante. Nous en avions beaucoup ri. Une fois rassasiés, et après le thé à la menthe, on nous conduisit dans nos appartements. Dès le lendemain, il faudrait que nous soyons en forme pour débuter l’expérience dans de bonnes conditions. Le matin, nous donnions des cours aux étudiants de l’Université Nationale En-Najah, et l’après-midi et le soir, ceux-ci nous conduisaient dans les villages palestiniens, au sein de leur famille, ou à la rencontre de divers acteurs locaux et internationaux. Tous pacifistes, mais engagés et décidés à faire changer les choses.Les autres volontaires et moi occupions deux appartements sur le même palier, au cinquième étage d’un immeuble assez sécurisé dans le centre de Naplouse. Les écrans de surveillance disposés dans le hall et dans l’ascenseur nous conféraient le sentiment d’être continuellement observées par les services secrets israéliens. J’en riais beaucoup avec M et les autres, hilares à l’idée qu’il y avait quelque chose de « 1984 », à être surveillées ainsi à travers des écrans infiltrés par la puissance occupante. Grande, élancée et vive comme une jeune tourterelle, M était aussi peu effrayée que moi, malgré ses cinq ans de moins. Dès le premier jour, elle s’était très vite attachée à moi. Après avoir brillamment verrouillé sa deuxième année de médecine, elle avait travaillé un mois chez un chocolatier pour s’offrir la joie de connaître la Palestine.

Mené par le coordinateur, notre troupeau s’était attardé devant la Tour de l’Horloge, l’une des sept créations de la sorte construites en Palestine pendant la période ottomane. Après me l’avoir décrite, M m’avait proposé de la photographier avec mon téléphone. Par la suite, elle devint mon alliée la plus fervente, se battant avec moi pour que les Palestiniens enthousiastes qui nous bombardaient de photos pendant les sorties prononcent quelques mots avant d’effectuer le cliché, afin que je sache dans quelle direction regarder.Notre groupe était des plus hétéroclite. Une mama italienne au cœur d’artichaut obsédée par les Palestiniens prenait soin des autres autant que d’elle, faisant nos lessives et pliant nos vêtements pendant que nous animions nos ateliers à l’université. La quarantaine, blonde platine, elle s’exposait régulièrement sur notre balcon pour fumer, bras nus et en leggings moulants. Elle avait toujours chaud. Sa bouche roulait l’italien comme une native, même si elle vivait en Slovénie. Une Japonaise, petite et frêle, à l’âge indéterminable, sa présence en Palestine relevait presque du mirage. Un jour, elle lâcha depuis la salle de bain un cri à en percer les tympans de tous les habitants de l’immeuble. Nous avons immédiatement pensé qu’il lui était arrivé quelque chose de terrible – qu’elle s’était ouvert le crâne, ou une calamité du genre – mais M, pragmatique, qui fut la première à atteindre la porte de la salle de bain, tout en nous ordonnant laconiquement de nous tenir prêtes à appeler notre coordinateur, eut la surprise de sa vie en constatant ce qui avait arraché ce cri de la mort chez une personne habituellement muette comme une carpe. Un cafard géant d’au moins dix centimètres de long et doté d’antennes de quatre centimètres volait dans la salle de bain. Autant dire que nous en avons ri un moment. Dans sa cocasserie joviale, l’Italienne avait proclamé : « Before that I didn’t know she had a voice ». Une autre fois, nous avions trouvé une feuille collée au battant intérieur de la porte de l’autre appartement, celui dans lequel la Japonaise logeait: « Please lock the door. I don’t want to die in a foreign country ». Cela nous avait donné matière à de nombreux fous rires, à M et moi, venant s’ajouter à ceux que nous avions déjà plusieurs fois par jour. M était hilarante, même dans les moments les plus stressants. Comme la fois où des déflagrations assourdissantes me réveillèrent de mon sommeil le plus tendre. Ce n’était qu’explosions de tous les côtés, le tonnerre n’arrivait pas à la cheville de ce vacarme. À la vitesse d’un bouchon de champagne qui saute, je venais de basculer d’un rêve fort agréable, à la mort. M, qui s’était endormie quelques heures plus tôt sur le canapé près de mon lit, bondit comme une jeune féline pour se pelotonner contre moi et me prendre dans ses bras. Les déflagrations s’évanouirent aussi rapidement qu’elles étaient survenues. Tandis que je reprenais mon souffle appuyée sur un coude, la tête légèrement surélevée, M, toujours blottie contre moi, s’assoupit, comme s’il ne s’était rien passé. L’Anglaise, qui occupait l’autre lit, était bien réveillée. Elle était demeurée calme et paisible, presque trop, affirmant avec sérénité que dans notre situation, paniquer ne servait à rien. Avec du recul, la scène était des plus insolite, mais à cet instant précis, je fus tentée de comprendre pourquoi je n’étais pas morte. La réponse ne me parvint que le lendemain matin, lorsque les Palestiniens nous expliquèrent la coutume des soldats israéliens consistant à provoquer des simulations de bombes dans la ville, pour effrayer les habitants et se livrer à des arrestations arbitraires pendant leur sommeil.

Les jours suivants, nous avons visité plusieurs camps de réfugiés palestiniens et parmi eux, le plus peuplé est, je crois, celui de Balata, à l’entrée de Naplouse. Il n’a pas l’apparence d’un camp tel que l’on peut s’y attendre, avec des tentes par centaines, en plein air, aucune habitation en dur, et des gens faisant la popote sur de vieux chauffe-eau. Ici, ce qui était un village de tentes il y a plus de soixante ans s’est métamorphosé depuis en structures permanentes en béton, et on peut même y voir quelques ruelles cimentées aussi étroites qu’un couvercle de cercueil. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la claustrophobie est un luxe que les résidents de Balata ne peuvent se permettre. Il y a si peu d’espace entre les bâtisses qu’il faut parfois marcher en crabe pour passer et qu’on pourrait se serrer la main entre voisins par la fenêtre.Dans ce camp surpeuplé, aucune structure ne permet de faire face à l’expansion démographique. Trente mille personnes vivent dans ce carré surchargé d’à peine cinq cents mètres de côté, ce qui revient à une densité ahurissante de 120 000 habitants par kilomètre carré, soit trois fois plus que Le Caire, une des villes les plus peuplées du monde. Puisque l’expansion latérale n’est plus possible, les maisons sont agrandies verticalement. À chaque mariage, on bâtit un étage supplémentaire sur la maison où vivra la nouvelle famille, qui elle-même aura des enfants, et ainsi de suite.« Pourquoi ces familles ne tentent-elles pas de fuir cette prison à ciel ouvert, de fonder un foyer à l’extérieur, de s’éloigner de là par quelque moyen que ce soit ? », me demandais-je naïvement. Comme tout camp de réfugiés, celui-ci n’était censé être que provisoire. Après la Naqba, des centaines de milliers de Palestiniens ont fui leur village, situé alors sur les terres maintenant prises d’assaut par Israël, et se sont réfugiés là où ils ont pu. Et c’est en 1952 que l’agence des Nations-Unies chargée des réfugiés palestiniens a créé le camp de Balata, dépourvu d’eau et d’électricité au départ. La plupart des réfugiés qui s’y sont installés viennent de Jaffa, près de Tel-Aviv. Ils ne savaient pas qu’ils y demeureraient pendant des décennies, pensant au contraire que ce n’était que provisoire et que leur retour dans les villages d’origine leur serait dû.Ainsi, quitter le camp revenait à renoncer au droit au retour promis par les Nations-Unies et négligé par les Accords d’Oslo. Les trente mille réfugiés de Balata ne s’y sentent pas chez eux et souhaitent que leur voix soit entendue. Pendant la première Intifada, ils ont été les premiers à embrayer sur le mouvement de révolte. Ils n’avaient plus rien à perdre. À mille lieues de leurs ancêtres, leurs maisons avaient été investies par des inconnus, les hectares qu’ils possédaient, eux, engloutis par des plages, des hôtels et des boîtes de nuit qui caractérisent désormais Jaffa, sans oublier les kilomètres de pistes aménagées pour les joggers.Leur niveau de vie s’était pourtant presque amélioré après la guerre des Six Jours, lorsqu’Israël avait conquis la Cisjordanie, devenue entre-temps la Palestine. La main-d’œuvre palestinienne était souvent contractée par Israël, l’eau et l’électricité s’étaient faites moins rares, et les réfugiés pouvaient plus facilement retourner dans leur ville d’origine. Mais cette passade n’avait été qu’éphémère puisque parallèlement, des essaims de colonies poussaient tout autour de Naplouse telles de mauvaises herbes, venant même parfois s’adosser aux mosquées comme je l’ai constaté dans le village de Deer Ista, ce qui durcissait les rapports avec l’armée israélienne. La première Intifada avait éclaté, puis la deuxième, et à chaque fois les réfugiés de Balata avaient tenu à exprimer leur colère, ce à quoi Israël avait répliqué en multipliant les incursions militaires et les arrestations arbitraires dans le camp.« Ici, nous vivons sous la terreur », nous expliqua posément R, un habitant de Balata et étudiant de l’Université Nationale En-Najah, en se penchant pour ramasser une douille, épave reflétant sa madeleine de Proust à lui. Nous nous trouvions dans une ruelle un peu plus large que les autres et les bambins fleurissaient le macadam, couraient, criaient, jouaient et lançaient quelques mots d’anglais sur notre déambulation. Ils ne savaient pas encore que les perspectives d’avenir qui les guettaient étaient aussi étroites que les ruelles serpentant à travers les hauts murs du camp, et aussi infimes que l’espace qu’ils ont pour s’épanouir en tant qu’enfants.Un taux de chômage de vingt-cinq pour cent, un statut qui écarte d’emblée tous droits humains de leur chemin, et des souvenirs de nuits désenchantées de portes défoncées par des inconnus armés, de haut-parleurs sommant tout le monde de sortir aussitôt, des éclats de balles qui frappent comme la foudre. Leur quotidien est bercé par la pauvreté, le manque d’eau – surtout l’été où celle-ci ne coule que quatre jours par semaine à cause des restrictions israéliennes – d’électricité, d’hygiène et d’un mauvais traitement des déchets. Un autre étudiant palestinien qui me guidait à travers le camp me proposa d’accélérer le pas, alors que nous passions près d’une benne à ordures qui n’avait probablement pas été vidée depuis plusieurs jours.

Toute une journée de notre programme fut prévue pour visiter le Plateau du Golan, situé au nord d’Israël. Comme je l’ai souligné plus tôt, depuis la guerre des Six Jours, Israël occupe et administre également une partie de la Syrie, le Plateau du Golan, ce que j’ignorais jusqu’alors. Bien que cette occupation soit en droit international aussi illégale que celle de la Palestine, je n’en avais jamais entendu parler. En plus de dominer par sa position la Galilée (soit l’actuel Israël), et la Plaine de Damas (actuelle Syrie), et de se trouver à la lisière d’Israël, de la Jordanie, de la Syrie et du Liban, le Plateau du Golan trône au carrefour de la plupart des sources alimentant le lac de Tibériade et le Jourdain. Depuis cette plateforme quasi aérienne, Israël peut observer les évolutions du conflit syrien et peut entretenir d’étroits rapports avec les rebelles.La vingtaine de Palestiniens qui nous accompagnait avait demandé longtemps à l’avance une autorisation d’Israël pour passer de l’autre côté. Notre coordinateur loua un car avec une plaque d’immatriculation israélienne pour ne pas attirer l’attention, d’autant plus que nous allions devoir passer un checkpoint pour sortir de Palestine. J’éprouvai un grand pincement au cœur lorsque, peu avant la frontière, le car ralentit et tous les Palestiniens en descendirent. J’ignorais que certains checkpoints différaient, selon que l’on soit internationaux ou locaux, et que pour ces derniers, les contrôles demeurent bien plus rigoureux. Dans le car vide, où quelques minutes plus tôt raisonnaient les échos de langue arabe et les rires de nos amis palestiniens, je ne pus m’empêcher de penser que les juifs leur font subir par effet de domino certains aspects du châtiment de l’étoile jaune.Le car presque vide reprit sa route avant de ralentir de nouveau. Un soldat armé entra dans le véhicule et nous demanda où nous allions. Nous répondîmes que nous étions un groupe de touristes, que nous venions de Ramallah et que nous voulions maintenant visiter le nord d’Israël. Ramallah reste de loin la ville la plus touristique de Palestine. Quant au nord d’Israël, cela pouvait indiquer que nous nous dirigions dans d’autres villes, et non forcément vers le Plateau du Golan.Le militaire demanda à tous de descendre et nous conduisit dans une petite structure où nos passeports furent vérifiés. Puis, nous pûmes repartir. Les Palestiniens nous rejoignirent un peu plus loin. Nous les avions aussitôt interrogés sur leur propre expérience, et, de nouveau, je ressentis un grand pincement au cœur. Cloîtrés derrière de grandes vitres, les militaires qui avaient interrogé et vérifié leurs documents, leur avaient adressé le moins de mots possible. La vitre impersonnelle qui tenait mes amis en joue, comme s’ils étaient des terroristes, les maintenait à une distance plus grande que celle nous séparant des soldats qui venaient de nous contrôler. Nous avions ainsi pu passer la frontière, non sans apercevoir par la fenêtre du car un soldat armé d’artillerie lourde fouillant une mère lestée de gros sacs de courses et accompagnée de ses trois enfants. Tandis que le bus poursuivait obstinément sa route vers le Nord, les Palestiniens partagèrent du pain imbibé d’huile d’olive et saupoudré de zaatar (le traditionnel et parfumé mélange de thym sauvage), de graines de sésame et de sumac (un acidifiant naturel).

Deux heures plus tard, nous nous avançâmes à pied jusqu’à la barrière indiquant la frontière de facto entre le Plateau du Golan et la Syrie. Deux cents petits mètres démilitarisés séparent le Plateau du Golan de la Syrie qui fait l’objet de surveillance par les Nations-Unies. Avec des jumelles, il est possible d’apercevoir des églises abandonnées à flanc de montagne. Daech avait frappé à moins de trois kilomètres de là. Ce poste-frontière a été témoin de nombreux combats entre armée syrienne et groupes rebelles ou armée syrienne et le Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda. Les Druzes vivent sur ce territoire depuis des siècles, mais nombre d’entre eux ont été chassés après l’annexion par Israël. La majorité de ceux qui sont restés refusent la nationalité israélienne, se contentant d’un permis de séjour permanent qui leur accorde les droits sociaux, à l’instar des droits politiques. Étrangers sur leurs propres terres, ils restent encore très attachés à la Syrie, en dépit du conflit. Et avant que celui-ci ne devienne trop intense, des centaines de Druzes empruntaient encore le poste de douane de Kouneitra pour aller étudier gratuitement à Damas. L’ONU a appuyé des négociations en faveur des agriculteurs druzes pour qu’ils puissent exporter leurs productions de pommes vers la Syrie. Une grande partie druze de Majdal Shamm demeure l’une des seules populations à ne pas avoir été chassée par les auteurs de cette annexion reconnue illégale par les Nations-Unies.Nous avions ensuite visité un site archéologique rehaussé par le mont Hermon, à l’est du poste de douane de Kouneitra, près de la Rivière Baniyas, l’une des sources du Jourdain. Il fallait traverser un bois, strié de sentiers très escarpés. L’endroit ressemblait à une réserve naturelle, c’était magnifique. Je marchais près de R. Tout en s’émerveillant d’une nature qu’il n’avait pu contempler qu’à l’économe depuis sa naissance, celui-ci s’assurait que je ne trébuche pas contre les racines ou les pierres qui jonchaient le sol sous nos pieds. Papillonnant à notre rythme, nous avions sans y prendre garde perdu les autres membres de notre groupe, et lorsque nous débouchâmes sur un embranchement, il nous fut impossible de deviner la direction suivie par les autres. Un garde forestier israélien qui semblait être en poste dans le bois, perçut notre hésitation et nous demanda en anglais si nous cherchions un groupe. « Ils sont partis par-là », nous avait-il indiqué, pointant du doigt une direction que nous avions alors suivie. Quand nous nous fûmes suffisamment éloignés, mon ami m’avoua qu’il n’avait pas osé préciser que nous cherchions un groupe majoritairement composé d’Arabes, parce que l’homme était israélien. Ce détail aurait pourtant pu permettre au garde d’identifier les gens que nous devions retrouver. R était-il lui aussi habité par ce sentiment de culpabilité corrosive qui avait saboté son existence ? Alors que dans un monde normal, cette précision n’aurait pas dû être crainte et génératrice de malaise, elle n’avait pu franchir les lèvres de mon ami résidant à Balata.En fin d’après-midi, nous avions fait halte près d’un marchand de bord de route qui vendait des produits locaux: miel, pommes, olives, dates, tahineh, etc. L’homme était déjà âgé et d’après R, il parlait arabe avec un accent syrien. Le marchand m’invita à goûter ses produits, tout en déclamant des mots d’un air mystérieux. Il s’était mis à nous parler en vers, et même sans maîtriser l’arabe, je pouvais me rendre compte que ses phrases rimaient. Il me soumettait des énigmes, que mon ami traduisait pour moi.C’était magique, j’avais l’impression de me trouver face à une version arabisée de Gandalf : « Si une personne qui ne voit pas et qui est atteinte d’une maladie grave l’obligeant à prendre des pastilles à heures régulières sans se tromper, a dans sa main quatre pastilles, deux rouges, et deux vertes. Pour l’heure, elle ne doit en prendre qu’une de chaque. Si elle se trompe de couleur, elle risque sa vie. Comment peut-elle faire pour être certaine de ne pas se tromper et de choisir les bonnes pastilles, sachant qu’elle est seule et qu’elle n’a personne à qui demander ? »J’avais bûché un bon moment sur la question. Gandalf m’avait recommandé de poursuivre ma visite, et de revenir plus tard quand j’aurais la réponse. Je n’aurais pas abdiqué si la journée n’avait pas tirée déjà à sa fin. Nous devions bientôt rentrer à Naplouse. Les passages aux frontières fermaient à partir d’une certaine heure, et les checkpoints récurrents jonchés en Palestine ne nous laissaient pas libres de nos mouvements non plus. Penaude, je m’arrêtai de nouveau près de l’homme, sur le chemin du retour. Et comme pour toute énigme qui se respecte, la réponse tombait sous le sens, mais je ne l’avais pas envisagée. Il suffisait, disait-il d’un air mystérieux et savant à la fois, de casser chaque pastille en leur milieu et de ne prendre qu’une moitié de chaque. Ainsi, le tout serait l’équivalent d’une pastille rouge et d’une pastille verte…

Quelques jours avant que le programme ne s’achève, les autres volontaires et moi avons tenu à aller nous recueillir à Douma, sur les lieux de l’incendie ravageur qui avait dévasté une famille innocente quelques semaines plus tôt. Les murs noircis de la petite maison avaient toutefois subsisté à l’attaque, mais l’intérieur de la bâtisse n’était plus qu’un vaste tas de débris carbonisés. Çà et là, on devinait quelques objets: un biberon, une télé, un Saint Coran calciné… Le sol était encore fumant, jonché de débris de verre, car les vitres avaient explosé sous l’incandescence maléfique de cette terrible nuit. À l’extérieur, les ostensibles tags des colons défiguraient encore les murs. « Vive le messie », « Vengeance », « Le prix à payer », étaient écrits en hébreu et agrémentés d’une étoile de David.La violence du sinistre était amèrement palpable, reflétant trop fidèlement la haine qui animait les criminels. Un cousin éloigné de la famille nous escorta durant notre visite, et avec des trémolos dans la voix, nous relata les faits en détail. Riham et Saad étaient profondément endormis, tout comme leurs deux enfants dans la chambre voisine. Il était environ une heure du matin lorsque les cocktails Molotov, lancés du dehors, avaient atteint le lit conjugal. La chambre s’était aussitôt embrasée, et bientôt toute l’habitation qui s’était vue avalée par les flammes. Le cousin nous expliqua qu’il avait été réveillé par les cris de terreur de la voisine. Il s’était levé, était sorti à pas de loup et avait découvert une première maison en feu.Ses voisins l’avaient informé qu’elle était vide, contrairement à celle d’à côté. La maison de Riham et de Saad était dévorée par des flammes de plusieurs mètres de haut. Le visage et une partie du corps brûlés, ces derniers étaient sortis péniblement de la fournaise, avant de s’écrouler. Ses deux bouts de chaire carbonisée étaient parvenus à dire que leurs enfants se trouvaient encore à l’intérieur, mais il était impossible d’entrer, avait gémi le cousin. Un voisin avait toutefois réussi à pénétrer dans la maison pour sauver l’aîné de quatre ans. Son petit frère Ali avait péri, brûlé vif. Il n’avait que dix-huit mois.Peu après l’incident, des témoins avaient aperçu quatre hommes masqués s’enfuir vers la colonie voisine de Maale Efraim. À son réveil à l’hôpital, Ahmad, l’unique survivant de la famille, avait crié à l’aide, comme s’il était encore pris dans le brasier. L’enfant n’avait cessé de demander où étaient ses parents et son état de santé demeurait très critique. Tandis que le cousin achevait son récit, d’une voix empreinte de fatigue, quelques membres de la famille le rejoignirent en silence. Je fus désignée pour leur adresser quelques mots de soutien. Je n’eus que peu de temps pour réfléchir à ce que j’allais dire. Tant de choses à exprimer, et si peu de mots à ma portée. Le programme s’acheva peu après et je séjournai quelques jours chez des amis. M était également restée dans les parages un peu plus longtemps et c’est ensemble que nous sommes reparties vers Jérusalem. Pour rejoindre la ville sainte, il nous fallait traverser le tumultueux checkpoint de Kalandia. Compressé entre les murs d’un bâtiment appelé zone de contrôle militaire. Quelle oppressante atmosphère! Des étroits corridors de ferraille par lesquels il faut passer au moment où les soldats nous somment d’avancer, pendant que des files interminables de familles palestiniennes attendent des heures pour sortir de là. Et mon imagination m’avait-elle joué des tours, j’avais entendu deux assourdissants tirs de gun au-dehors ! Derrière des vitres, de jeunes soldats nous toisaient tandis que l’un d’entre eux contrôlait nos documents d’identité. Je traînais mon énorme valise derrière moi et celle-ci se coinçait dans les barrières métalliques à franchir. Cet endroit n’est pas prévu pour accueillir des voyageurs, mais de la chair à canon. Je sentais les soldats nous scruter, le faisceau de leur regard braqué sur moi et me transperçant comme des lasers. Sans qu’aucun ne réagisse, deux jeunes femmes palestiniennes qui faisaient la queue après moi me donnèrent un coup de main.À Jérusalem, nous avons dormi sur le toit d’une auberge face à la tour de David. Au loin, un F15 bourdonnait telle une mouche titanesque. Le lendemain matin, le superviseur de la mission que j’allais accomplir en Israël vint me chercher en voiture. Nous nous étions donné rendez-vous près de la porte de Jaffa. Ancien passage dans les fortifications de la vieille ville, c’est la seule porte qui s’ouvre du côté occidental de celle-ci. «Si c’est un Américain, pas étonnant qu’il te donne rendez-vous ici », avait raillé mon amie M qui n’en ratait pas une. La suite à venir dans les prochains jours…

Les îles Fidji : Un archipel suspendu entre les mondes mélanésien et polynésien

À la fin de l’été 2012, je me préparais à effectuer mon premier voyage lointain en solitaire, espérant ainsi associer l’apprentissage de l’anglais à une expérience dépaysante et solidaire. Pas moins de trente heures d’avion ciselées d’une coupure de plusieurs heures en Corée allaient être nécessaires pour survoler l’espace aérien entre Lyon et Nadi, ce qui m’indiquait que je me rendais littéralement à l’autre bout de la planète. Lorsque le Paris-Séoul s’aligna sur la piste de décollage, la nuit était déjà tombée sur la capitale française, et le colosse fut littéralement aspiré dans un gouffre nocturne, en partance pour l’inconnu. Une formidable sensation de liberté m’a alors envahie. Les ailes de l’appareil sont devenues miennes et je ne formais qu’un tout avec le fuselage. C’était moi qui m’élançais et m’enfonçais dans les nuages cotonneux à toute allure.

Dans l’avion, j’ai sorti mon Mac et ai relu le début de mon journal de bord, commencé trois jours plus tôt… Seuls les soubresauts de l’engin qui traversait des zones de turbulences me ramenaient à la réalité, me rappelant que je ne faisais pas corps avec lui. Mes doigts continuaient de pianoter sur le clavier, « Ah, ces secousses, je ne m’y habituerai jamais. Quand elles arrivent, j’ai l’impression que l’avion redouble de vitesse pour mieux les affronter, et qu’il avance à tâtons ». La peur de l’avion était encore paralytique et irrationnelle, me crispant les entrailles. « J’ai lu que parfois les eaux peuvent atteindre les sept mille mètres de profondeur », ai-je noté dans mon journal de bord. J’ai pensé à ce que je ferais si l’avion se crashait. La chute brutale en plein vol, ma peur première. Je crierais, j’appellerais ma mère et penserais à tous ceux que j’aime. Une fois les zones de turbulences passées, le colosse glissait en silence sur un tapis de neige, dont la teinte spectrale était couverte par la nuit… Après un autre vol long-courrier, j’ai atterri dans une destination, que quelques semaines plus tôt, j’étais encore incapable de placer sur une mappemonde. Des dizaines de petites meringues nappées de crèmes chantilly déposées sur une mer turquoise, c’est ainsi que je m’imaginais l’archipel, et tout compte fait, je n’étais pas si loin de la vérité. Plusieurs centaines d’îles volcaniques composent le territoire de cet État perdu au sud du Pacifique, mais seulement quelques dizaines sont habitées par à peine un million de personnes. Dans cette zone isolée, au confluent des mondes mélanésien et polynésien, ma première sensation fut que le temps a jeté l’ancre, ou à vrai dire, qu’il n’a jamais compté. Rien ne se produisait à l’heure annoncée, c’est le « Fiji Time », comme s’esclaffaient nonchalamment les habitants. Deux ethnies cohabitent sur ces îles : les Fidjiens en tant que peuple océanique, et des Indiens arrivés au vingtième siècle pour cultiver la canne à sucre, à la demande des autorités britanniques. En effet, depuis 1874, ces dernières contrôlaient le pays. Ce n’est qu’en 1970 que l’indépendance fut accordée, mais plusieurs coups d’État militaires organisés par les nationalistes indigènes – les Fidjiens de souche dira-t-on – eurent pour but de destituer les Fidjiens d’origine indienne du pouvoir. Ce n’est que depuis peu que les Fidjiens de souche et les Indo-Fidjiens partagent au même titre la nationalité du pays et les droits qui y sont affiliés, même si j’avais parfois l’impression que les Indo-Fidjiens étaient encore considérés comme des citoyens de seconde zone. S’il est un endroit sur l’archipel où le multiculturalisme dépasse pourtant les clivages ethniques, c’est bien dans les assiettes. Le lolo, cette onctueuse crème de coco parfois imprégnée d’ail, de curcuma, de petits piments ou de poivre, parfume chaque plat, les immanquables currys de poissons ou de fruits de mer, de poulet ou de légumes. Les plats s’accompagnent de rôti, galettes de pain indien. Il n’est pas non plus rare de trouver du fish and chips dans les gargotes populaires. Depuis l’abandon du cannibalisme, les viandes rouges ne s’affichent quant à elles pas trop au menu.

Au départ, je vivais à Nadi, dans le nord de l’île principale, et je travaillais dans une SPA locale. J’ai été frappée par le nombre de chiens empoisonnés par la population. Lorsqu’on nous les amenait, leurs corps étaient pris de tremblements et se refroidissaient, et le mieux que nous pouvions faire consistait à accompagner ces animaux dans l’au-delà en allégeant leurs souffrances. Même si ce fléau est également présent en France, j’ai tout de même été rassurée de vivre dans un pays où la dignité de ces êtres habite un peu plus les mentalités. Puis, j’ai muté à Suva, la capitale située à l’opposé de la même île, pour me rapprocher du monde associatif relié aux droits humains et ainsi contribuer à l’avancée du pays en la matière. Car, lorsque je me trouvais aux Fidji, à peine six ans après le coup d’État de 2006, le pays était en pleine transition démocratique. À travers l’écriture d’une nouvelle Constitution visant à réformer les anciennes institutions politiques et à faire tomber les clivages inter-ethniques, l’archipel était en train de tourner une nouvelle page de son histoire.Mon cœur a battu à l’unisson avec la société civile. Nombreuses étaient les associations qui soumettaient leurs propositions de Constitution au gouvernement. Celui-ci avait en effet lancé une campagne pour demander à qui le voulait de soumettre des idées d’articles à inclure dans le nouveau texte fondamental. J’apportais mon appui chaque fois que je le pouvais, que ce soit depuis la capitale Suva, où je vivais, mais également aux confins de l’archipel où je me rendais. J’ai ainsi pu prendre part à de nombreuses cérémonies villageoises, les épaules et les jambes bien couvertes par le traditionnel sulu. Certaines étaient parfois organisées pour me souhaiter la bienvenue, lorsque je me rendais sur une autre île. Le respect, la sociabilité, la communion avec les autres, autant de valeurs transmises que de sourires bienveillants. Pendant ces cérémonies, impossible d’échapper au cava, une boisson couleur d’eau de crue boueuse, extraite de la racine d’une espèce locale de poivrier. Comment un poivrier peut-il donner naissance à une boisson qui a le goût de boue terreuse ? Je ne le sais pas, mais il faut piler ses racines pendant de longues minutes et les arroser d’eau, ce qui donne pour résultat un mélange gluant, qui sera filtré à travers des fibres végétales. Le tout est servi dans un grand récipient commun lors des cérémonies politiques ou religieuses. On en verse dans une demie noix de coco, que l’on offre en premier au dignitaire ou à l’invité d’honneur. Avant d’ingurgiter le breuvage, celui-ci doit frapper une fois dans ses mains, boire le tout d’une traite et frapper trois fois dans ses mains. Il sera ensuite imité par chacune des personnes présentes lors de la cérémonie.Durant ces visites sur les îles alentours, j’ai été régalée du lovo, le meilleur festin auquel il m’a été donné de prendre part. Les ingrédients sont cuits à l’étouffée sous terre, sur des pierres chauffées à blanc, puis recouverts de terre et de feuilles de bananier. Les mets tels que le dalo (une fécule farineuse croisée entre la pomme de terre et la châtaigne), le manioc, les légumes et les viandes prennent alors cet exquis goût de fumée tandis que les danses et chants traditionnels viennent embellir le tableau. On se sent en paix avec le monde, assis sur des tapis de pandanus, une plante omniprésente sur le littoral et reconnaissable à ses racines déployées en faisceau. À l’âge le plus tendre, les jeunes filles apprennent à tisser les feuilles de pandanus. Il faut les faire sécher, en retirer les épines, les faire bouillir et sécher de nouveau, avant de les gratter avec des coquillages pour les assouplir, et les lamer en bandes d’un à deux centimètres de large. Celles-ci seront nattées pour confectionner des tapis, des nappes ou même des couches pour dormir. La vannerie du pandanus est souvent un présent coutumier lors des mariages, baptêmes, funérailles et cérémonies officiées par les chefs de village. De retour à Suva, je reprenais ce qui était devenu ma routine quotidienne. Je logeais chez une famille indo-fidjienne, composée d’une mère remariée, de son fils avoisinant la trentaine, et de ses deux filles qui avaient un peu plus que mon âge. Ils hébergeaient également deux autres volontaires, une allemande et une norvégienne. Je ne les voyais pas souvent, car elles passaient leurs week-ends dans les sites touristiques et en semaine, après quelques heures de bénévolat, elles rejoignaient le QG des internationaux, aux abords de la piscine du Holyday In de la ville. Ensemble, ils convergeaient ensuite vers les bars pour y passer la soirée et une partie de la nuit.

Chaque matin, je me rendais au bassin olympique de Suva pour y nager un kilomètre avant d’aller travailler. Mais il semblait que je n’étais pas la seule à vouloir fréquenter l’établissement hors zone d’affluence. En effet, les Sevens, la très populaire et quasi imbattable équipe de rugby à sept du pays, alors en phase de devenir championne olympique, venait parfois s’entraîner aux mêmes heures que moi. Si le rugby et la langue anglaise sont bien des héritages de la colonisation britannique, les Fidjiens ont une culture bien à eux. Les Anglais ne sauraient jongler avec du feu, exécuter des danses du Pacifique du Sud, ni marcher pieds nus sur des pierres chauffées pendant plusieurs heures dans un brasier sacré. C’est ainsi que les Fidjiens convoquent les esprits et sollicitent le pouvoir ancestral détenu sur ces îles.Lorsque cela était possible, j’organisais des sensibilisations de goalball pour les personnes déficientes visuelles. C’est un sport co qui se joue dans le noir à l’aide d’un ballon sonorisé par des grelots, entre deux équipes de trois, lesquels alternent des phases défensives et d’attaque. Afin de mettre voyants et déficients visuels à égalité, les athlètes portent des masquent qui leur opacifie complètement la vue. Cette discipline étant classifiée dans les sports paralympiques, je n’excluais pas qu’un jour les Fidji puissent s’y voir représentés par le biais de ce sport. En guise de gymnase, nous avions une esplanade circulaire avec un revêtement en béton, et non un terrain parfaitement rectangulaire. Nous jouions de plus sans genouillères ni coudières, lesquelles sont habituellement utilisées pour empêcher les articulations de se heurter au sol nu. Enfin, le bruit des voitures provenant des rues environnantes rompait le silence qu’exige la pratique de ce sport. Encore une chance que nous ayons eu un ballon.Un participant m’a confié que c’était la première fois qu’il faisait du sport depuis l’accident qui lui avait fait perdre la vue. L’univers s’est illuminé d’un coup, couvrant mon horizon d’arabesques multicolores, alors que de nombreuses tempêtes zébraient mon voyage. Toute âme voulant vivre intensément ne peut s’épargner un revers de la médaille proportionnel à l’intensité de ses expériences. En effet, l’arrière-goût de ce voyage se résumait en un échantillon trop condensé et diaboliquement calibré de toutes les bassesses morales que les humains peuvent commettre sous couvert de l’humanitaire. Projects Abroad, l’organisation britannique qui m’avait mise en contact avec les partenaires fidjiens, n’est pas une ONG, comme elle le laissait croire sur ses supports de communication. C’est une compagnie privée qui s’engraisse avec des bénéfices énormes réalisés grâce à la misère du monde. En jouant sur la corde sensible de la solidarité, elle sait se servir de la faiblesse des pays en voie de développement pour abuser des personnes en quête d’expériences humanitaires et des acteurs locaux. De fil en aiguille, j’ai finalement découvert que le montant qu’elle versait aux partenaires locaux était une bagatelle par rapport aux frais de gestion qu’elle facturait aux volontaires. Ces derniers étaient ainsi contraints de payer un supplément aux familles d’accueil pour utiliser internet et la machine à laver. Mais ce n’était rien comparé aux aléas du support des équipes sur place… Il faut dire que cet accompagnement dépend du niveau de dévouement personnel de chaque employé, aux vues des salaires médiocres versés par l’agence britannique. C’est ainsi que j’ai appris, à mes dépens, que travailler dans l’humanitaire ne lave personne de ses vices.