En 1980, Oscar Arias, alors Président du Costa Rica, a créé l’Université pour la Paix en collaboration avec les Nations-Unies. Son rêve consistait à former des ressortissants de tous les pays à la résolution de conflits. Cette démarche s’inscrit dans un souffle avant-gardiste qui se propageait au Costa Rica depuis le siècle passé. Pendant que la majorité des pays étaient occupés à la Première Guerre mondiale, la petite nation des Caraïbes accueillait le premier tribunal international permanent, lequel permettait à des personnes d’intenter une action en justice contre des États sur des fondements de droit international et de droits humains. Les programmes proposés par l’Université pour la Paix gravitent ainsi autour de la notion de paix internationale. On peut donc y étudier la protection de l’environnement, les Droits Humains, l’engagement des médias, l’égalité des genres ou encore la responsabilité sociale des entreprises quant à la promotion de ces valeurs.
Ainsi, chaque matin, quelque part dans le monde, des minibus marqués aux couleurs vives déposent un essaim d’un peu plus d’une centaine d’oiseaux migrateurs dans un grand parc protégé, véritable vestige faunique de trois cents hectares cerné par des montagnes tropicales. Ces étudiants évoluent dans un havre de paix, entourés d’animaux tels que singes, cerfs et reptiles, et de végétations sauvages. Difficile de s’imaginer que cette réserve naturelle qui regorge de grands papillons d’un bleu irisé ne se situe qu’à trente kilomètres de San Jose, la capitale du Costa Rica.
Pour atteindre le sommet de cette colline, les véhicules serpentent à travers les plantations de caféiers déroulées sur des hectares. Les cerises de café charnues couleur de rubis et d’améthyste que le soleil empourpre seront cueillies manuellement. Ce n’est qu’après un long processus qu’elles donneront lieu à un café intense et racé. Les minibus viennent de Ciudad Colon, un canton fleurissant niché dans la vallée centrale du pays le plus riche et stable de l’Amérique centrale. Les faiseurs de paix ont ainsi la possibilité de vivre chez les habitants, pour profiter pleinement de l’expérience. Depuis plus de trente-cinq ans, les Costariciens des alentours ont ainsi pris l’habitude de voir dans leur décor familier des étudiants de toute couleur de peau, origine, et de tout style.
En raison d’une violente tempête qui les força à chercher refuge sur la côte, Christophe Colomb et ses hommes ont posé le pied non pas sur la lune, mais à Cariari, au large de l’actuelle Puerto Limón, le 18 septembre 1502. Éblouis tant par l’or que portaient les chefs guerriers que par l’ample verdoyance de ces terres d’une fraîcheur végétale époustouflante, ils baptisèrent la côte Costa Rica. Les Espagnols testèrent la fertilité de la terre, sous un climat favorable, mais s’aperçurent que ses entrailles recelaient bien moins d’or que prévu. Je crois que cela valut aux populations caribéennes moins d’ennuis que leurs voisins. Depuis, le pays a protégé sa biodiversité, exhibant son or vert à travers une vitrine touristique donnant sur le monde. Étudier la paix dans un pays dépourvu d’armée prenait tout son sens à mes yeux. Depuis que cette nation latino-américaine située entre le Nicaragua et Panama a constitutionnellement aboli son armée en 1948, le budget jusqu’alors consacré à la Défense fut réaffecté à ses universités et à ses hôpitaux, ainsi qu’à la protection de l’environnement. Le taux de mortalité chuta, à l’inverse de l’espérance de vie, tandis que l’éducation prospéra, faisant bondir le taux d’alphabétisation. La sécurité des citoyens relève maintenant de la compétence de la « Fuerza Publica », qui lutte contre la criminalité et les cartels de drogue, en plus d’assurer l’ordre public. Mais pourquoi le Costa Rica a-t-il tiré un trait sur ses forces armées ? Et comment allait-il se protéger en cas d’attaque militaire ou de conflit dans la région? Tout d’abord, cette suppression répondait à une nécessité politique, il s’agissait d’éviter tout risque de renversement du pouvoir de l’époque. En effet, en Amérique latine, l’armée n’est pas associée à la défense, mais au terrorisme d’État, à la déstabilisation de la démocratie et à la corruption des institutions. Pour assurer sa défense, la petite nation a sollicité la Cour International de Justice qui statue sur les différents internationaux, et s’est appuyée sur son allié étasunien, notamment lors de conflits territoriaux avec le Nicaragua. Depuis l’élection de Trump, la super puissance a toutefois cessé de prendre le Costa Rica sous son aile. L’initiative pacifiste costaricienne entrait en résonance avec les valeurs de l’Université pour la Paix, et les miennes. En découvrant qu’il existe une institution qui enseigne une telle culture de paix, une vague de chaleur m’avait envahie. J’avais opté pour le master d’études en Paix internationale. Le programme s’annonçait des plus extraordinaires. La négociation, les inégalités entre le Nord et le Sud, l’étude du terrorisme, des processus de paix et de médiation dans les contextes locaux, l’égalité de genre dans les opérations de maintien de la paix et d’assistance humanitaire, la construction de la paix sur le terrain… Un excellent cocktail. Parce qu’il n’y a pas de vérité unique, ni de solution miracle ou de règles certaines dans les affaires internationales diplomatiques, les cours se basaient souvent sur des jeux de rôle, des situations concrètes ou des simulations. Pour nous donner un aperçu de la notion de travail dans une zone de conflit armé, nous avions par exemple passé une semaine en forêt dans la peau de journalistes et de travailleurs humanitaires en mission au sein d’un État fictif. Le pays dans lequel nous nous trouvions était frappé par un conflit armé, et des forces paramilitaires s’étaient emparées du pouvoir. Nous devions faire face à toute sorte d’imprévus, tels que des prises d’otage, des explosions de bombes, des réfugiés venant nous demander asile. La simulation était entrecoupée d’ateliers durant lesquels nous apprenions à éteindre un incendie en forêt, à porter un brancard en rampant sur un champ de bataille pour éviter les tirs de feu au-dessus de nous, ou encore à utiliser une arme à feu.Durant mon expérience au Costa Rica, je logeais chez une femme joviale d’environ soixante ans qui a toutefois traversé de nombreuses épreuves dans la vie. Délaissée assez vite par sa famille, elle est tombée amoureuse d’un jeune homme et s’est mariée à vingt ans. Cet homme a été un bon époux pendant dix-sept ans puis il est tombé dans les bras d’une autre femme, bien plus jeune. Alors divorcée avec deux enfants adolescents à charge, mon hôtesse avait été recrutée par un riche et généreux géologue de Ciudad Colon comme employée de maison, et en complément, s’était mise à louer des chambres aux étudiants de l’Université pour la Paix. Avec le temps, les ex-époux sont devenus d’excellents amis, si bien que monsieur venait souvent partager nos repas. Il débordait d’affection pour son petit-fils. À chaque fois que son salaire de chauffeur de taxi le lui permettait, il lui apportait des jouets et des friandises. Leur fille Y, la mère du garçonnet, une trentenaire au cœur sur la main, habitait avec son partenaire, dans une petite maison située juste à l’arrière de la nôtre. Au Costa Rica, il est très courant que les enfants bâtissent leur demeure sur le même terrain que celui de leurs parents. Moi qui durant ma cavalcade mondiale ai goûté à tant de plats différents cuisinés sous toutes les formes possibles dès l’instant où je m’éveille, j’ai été très surprise de trouver du riz dans mon assiette lorsque mon hôtesse m’a servi mon premier petit déjeuner. Je savais que le riz et les fèves noires composent l’alimentation de base des Costariciens, mais j’ignorais que lorsqu’on agrémente ces mets de coriandre, de salsa lizano et d’un œuf frit, c’est le « gallo pinto », le plat national du pays, lequel se mange surtout au petit déjeuner.
Les premiers jours, Y m’attendait à l’arrivée du bus de l’université pour m’accompagner à la maison. La saison humide battait alors son plein, et des pluies diluviennes s’effondraient sur le canton en fin d’après-midi. Un soir Y arriva au bus avec quelques minutes de retard. Une pluie digne de provoquer une inondation en quelques minutes avait commencé à s’abattre lorsque les étudiants étaient sortis de cours. Sachant qu’aucun d’entre eux n’avait le réflexe de se promener avec un imperméable par trente degrés, l’homme à tout faire de l’université nous avait distribué des sacs poubelle neufs pour limiter les dégâts. Le bus nous déposa, mais il me fallut attendre mon amie sous des torrents. Lorsqu’elle me vit ainsi, m’abritant avec un sac poubelle, ma Y partit d’un grand fou rire moqueur et moi, moitié vexée, moitié amusée, je m’étais jointe à son hilarité.Je repensais déjà à mes dernières semaines au Costa Rica. Comment pouvais-je me sentir aussi bien dans un pays dont je ne savais rien et où l’état des routes me permettait à peine de me déplacer en sécurité ? Souvent on me demande comment, n’y voyant presque pas, j’ai pu voyager seule. Aucune réponse type à cela, je l’ai fait parce que j’en avais envie, et à chaque voyage mon incapacité extérieurement proclamée s’est estompée.
La réelle difficulté ne réside pas dans le fait de voyager au sens physique du terme, car pour cela il suffit d’embarquer dans un avion, mais bel et bien de m’intégrer, de faire ma vie à chaque fois, tout en menant mes projets à bien sans connaître personne, dès l’instant où je pose le pied dans un aéroport duquel je ne peux à peine m’extirper sans l’aide de quelqu’un. Une fois à l’extérieur, ce sera la qualité des rencontres que je ferai qui prendra le relais. En plus de Y, je me suis liée d’amitié avec L. En quelques semaines seulement, nous étions devenues des sœurs et sa famille m’avait complètement adoptée. Moi qui ai grandi dans un univers masculin, son monde à elle me fascinait. L et ses quatre soeurs baignaient dans le maquillage, le vernis, et toute sorte de produits corporels, si bien qu’avant nos sorties, mon amie passait des heures à se pomponner. Elle exhibait sa féminité comme un trésor, tandis que moi, j’avais grandi en percevant la mienne comme un fardeau. Décembre pointa le bout de son nez, laissant la saison des pluies loin derrière nous. Mon hôtesse parlait déjà décorations de Noël et les autres étudiants planifiaient des vacances aux quatre coins des Amériques. Durant cette période, L se sépara de son mari et le conjoint de Y quitta cette dernière. Désormais, celle-ci élèverait l’enfant seule, puisque le père de ce dernier avec qui elle avait vécu sept ans de bonheur dormait dans les bras d’une Nicaraguayenne, et ne voulait plus entendre parler de leur fils. Au lieu de s’apitoyer sur son sort, elle s’inscrivit à la salle de sport où j’avais coutume de m’entraîner, à deux cents pas de la maison. Elle qui n’avait jamais fait d’exercice de toute sa vie, allait assidûment s’entraîner chaque soir après le travail. Cela faisait râler mon hôtesse qui n’aimait pas devoir garder un enfant surexcité après une journée déjà harassante. Y souffrait d’obésité et ce qu’elle vivait la changea à jamais. Elle perdit quinze kilos en l’espace de quelques semaines seulement.
Son ex-conjoint ne versant aucune pension alimentaire pour l’enfant, mon amie confectionnait de succulentes pâtisseries qu’elle vendait à la « Feria Verde ». Je l’y accompagnais parfois. La place du marché constituait un formidable forum pour les habitants du canton. Le vendredi soir, d’autres étudiants de l’université m’y rejoignaient et nous faisions de la capoeira à ciel ouvert, à l’image des entraînements de goalball en plein air lorsque je me trouvais aux Fidji.
Un soir, des flocons noirs qui tombaient du ciel nous surprirent. Le volcan Turrialba, situé dans le centre du pays, était entré en éruption, crachant une colonne de fumée haute de trois kilomètres. Les voitures et les meubles se couvrirent de cendres, tandis qu’une odeur de soufre se répandait dans les rues de la capitale et ses alentours. Plusieurs établissements fermèrent, tandis que des personnes présentant des problèmes respiratoires se bousculaient dans les hôpitaux.
Après plusieurs mois passés dans le pays le plus heureux du monde que beaucoup choisissent comme destination pour leur lune de miel, j’ai pu voir l’envers du décor, notamment par l’intermédiaire d’un homme que je fréquentais sur place, un avocat appartenant à une réserve indigène située non loin de la vallée centrale. L’identité culturelle des peuples autochtones est en voie de disparition. Au Costa Rica, ces tribus descendent des Mayas et des indigènes d’Amazonie. Leur territoire ne constitue que six pour cent de celui du pays, mais un tiers de ces indigènes a fait le choix de vivre en ville pour sortir de l’isolement. En effet, les rares contrées indigènes ne sont pas accessibles par voie terrestre, et leurs terres ne permettent pas de développer une agriculture viable et pérenne. Outre ceux liés à leurs territoires, les indigènes pâtissent de toutes autres sortes de problèmes. Ils n’ont pas de poids dans le spectre politique national et participent donc très peu aux prises de décisions majeures du pays, y compris celles qui les concernent directement.
À l’échelle locale, les peuples indigènes ne sont pas plus représentés au sein des autorités administratives et judiciaires. D’une province à une autre, leur présence est d’ailleurs plus ou moins tolérée. Les puissances dominantes ignorent ou persécutent souvent leurs traditions, coutumes et croyances religieuses. De là à les reléguer au rang des arriérés, vêtus de plume et avec un arc à la main, il n’y a pas loin. S’ils veulent vivre au milieu des autres, les indigènes sont à la merci de systèmes éducatifs et de schémas et d’idées politiques aux antipodes de leur essence. Nous avions d’ailleurs reçu un cours sur la théorie de la dominance sociale et la représentativité des minorités dans les structures étatiques et organisationnelles. Dans l’ensemble, les minorités ethniques et les peuples autochtones sont très peu représentés dans les gouvernements de leur pays. Ceux-ci se contentent d’imposer des quotas sans se soucier de leur réelle inclusion.
Cette année au Costa Rica m’a permis de me délester des plus lourdes chaînes de la retenue, de l’impossibilité, de la censure et de l’enfance. J’y avais sauté pour la première fois en parachute, et ce fut une expérience sensationnelle. Le centre de parachutisme prenait très au sérieux la sécurité de ses sportifs. Pour autant, les règles étaient plus souples qu’en France où le pilote est contraint de tenir la porte de l’avion scellée jusqu’au dernier moment. En effet, l’oiseau de fer qui m’envoya dans les airs n’en avait pas, si bien que le vent qui pénétra dans l’engin décupla notre euphorie. Tandis que l’appareil prenait de l’altitude, l’instructeur m’interrogea : souhaitais-je sauter ou aller encore plus haut? Je lançai alors les bras en l’air et criai: « Plus haut! » et l’avion plein de fougue leva encore un peu plus son bec.