Le retour de voyage : La douche froide

Alors que je traverse l’aéroport d’Édimbourg en sens inverse, je sens la réalité des 180 derniers jours s’estomper un peu plus à chaque pas. J’en ai la gorge serrée et les larmes aux yeux, comme lors d’une rupture amoureuse. Je suis le seul témoin de mon expérience, le seul pont entre l’univers que je m’apprête à regagner et celui que j’ai bâti de mes mains.

Parce qu’une fois de retour en France, il me sera impossible de restituer fidèlement ce que j’ai vécu sans accuser une perte immense. J’aurai beau montrer le peu de photos que j’ai gardées, expliquer mon projet, raconter des anecdotes, révéler comment je me suis retrouvée confinée pendant des semaines avec une personne que je ne connaissais pas avant de venir, ce ne sera qu’une bien piètre restitution de l’intensité de l’expérience que je viens de m’injecter. Loin d’un simple coup de blouse à l’idée de rentrer de vacances passées sur une île paradisiaque, ce que je ressens va bien au-delà…

Arrivée avec pour seule compagnie le descriptif d’une mission à accomplir, dans un pays où je ne connaissais personne et dans lequel aucun endroit ne m’était familier, j’ai moi-même coulé les fondations de mon empire social, j’ai construit les charpentes d’un nouveau quotidien, et j’ai rempli les espaces vides avec des habitudes qui ont peu à peu émergé. C’était stimulant et mon taux d’adrénaline était au max. Mais juste au moment où le tout a atteint son apogée, formant un ensemble cohérent, il me faut tout laisser derrière moi.

Comme pour éviter que mes souvenirs ne se diluent dans cet aéroport à haut plafond, mon cerveau me diffuse en boucle les premiers instants de mon arrivée, 6 mois plus tôt. Je me revois en train d’attendre impatiemment ma valise, en priant pour qu’elle n’ait pas été traitée avec trop de violence, tant elle est pleine à craquer. J’entends encore la voix de l’employée qui m’a récupérée à la sortie de l’avion et qui me fait aimablement la conversation. Comme elle a un accent écossais à couper au couteau, je dois la faire répéter à trois reprises pour avoir une idée de ce dont elle me parle. Une ou deux fois, je réponds même « yes » au douanier sans savoir ce que je valide, car je n’ai pas le courage de le faire répéter une quatrième fois. Bien que je parle couramment anglais, je commence à nourrir de sérieux doutes quant à ma capacité de communication au cours des 24 prochaines semaines.

Je me souviens à quel point j’ai été soulagée en constatant que ma responsable de projet, qui m’attend dans le hall des arrivées et qui me guide vers la sortie, ne s’exprime pas avec un fort accent. Je sens encore sous mes doigts, la fourrure de son manteau, ce qui m’a donné une bonne idée de la température qu’il faisait au-dehors. Mais sur le moment, la douceur du vêtement sous mes doigts me réconforte et je me dis qu’elle reflète la personnalité de sa propriétaire.

Je me souviens, comme si c’était hier, que nous avons parlé du Brexit pendant la demi-heure de tram qui nous conduisait au centre d’Édimbourg. Et j’ai appris que mes deux partenaires de projet n’étaient pas encore là, et que donc j’allais avoir l’appartement pour moi toute seule pendant quelques jours. Ma responsable m’a annoncé que celui-ci se situe au troisième étage. Mais comme nous n’en avons monté que deux, j’ai compris avec amusement qu’en Grande-Bretagne, le rez-de-chaussée constitue le premier étage. J’ai également souri en découvrant à la fente qui avait été découpée dans la porte d’entrée pour recevoir le courrier. Cela m’a fait penser à Harry Potter.

Je m’arrache à mes souvenirs pour revenir au présent. Je ne suis pas encore partie que tout remonte à la surface, comme une vague d’écume qui me fait déborder. Par expérience, je sais que cette tendance à glorifier ses souvenirs ressort chez de nombreuses personnes qui ont vécu à l’étranger pendant une longue période et qui ont du mal à se réadapter à leur ancienne vie. Personnellement, les premiers jours du retour j’ai quelques crises de larmes, un peu comme un baby-blues. Mes émotions jouent au yoyo, atteignent leur apogée en quelques secondes pour replonger en chute libre juste après, et je me sens vide.

Vivre à l’étranger me procure une exquise sensation de liberté. Je m’impose beaucoup moins de limites, et il m’est bien plus facile d’être moi-même. Peut-être parce que les gens que je rencontre sur place n’ont aucun élément sur mon passé, et qu’ils n’auront de mon futur que ceux que je leur donnerai. Et cela me permet de ne pas craindre les jugements et de tenter beaucoup plus de choses, de m’ouvrir pleinement aux autres et de dévoiler des aspects de ma personnalité qui s’aplanissent une fois de retour. C’est loin d’être la première fois que je vis à l’étranger. Du coup, j’ai déjà eu ce syndrome du retour à de nombreuses reprises. Et je sais déjà que c’est à cause de lui qu’il m’est depuis une décennie impossible de reprendre le cours de ma vie sans un nouveau départ à l’horizon, d’apprécier la stabilité que beaucoup de gens recherchent, d’accepter une quelconque forme de routine.

Güler Koca

Née dans la région lyonnaise en 1990 et issue de parents turcs, Güler Koca est diplomée en droit international et en résolution de conflits. Afin de transformer ses connaissances théoriques en pratique, elle a vécu au Proche-Orient, entre autres régions géographiques. Ses périples autour du monde et sa double-culture alimentent sa plume, puisque l’ailleurs est parsemé de coffres forts sociaux inestimables. Elle emmène volontiers le lecteur à la découverte de ces trésors à travers son écriture.

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