Alors que je traverse l’aéroport d’Édimbourg en sens inverse, je sens la réalité des 180 derniers jours s’estomper un peu plus à chaque pas. J’en ai la gorge serrée et les larmes aux yeux, comme lors d’une rupture amoureuse. Je suis le seul témoin de mon expérience, le seul pont entre l’univers que je m’apprête à regagner et celui que j’ai bâti de mes mains.
Parce qu’une fois de retour en France, il me sera impossible de restituer fidèlement ce que j’ai vécu sans accuser une perte immense. J’aurai beau montrer le peu de photos que j’ai gardées, expliquer mon projet, raconter des anecdotes, révéler comment je me suis retrouvée confinée pendant des semaines avec une personne que je ne connaissais pas avant de venir, ce ne sera qu’une bien piètre restitution de l’intensité de l’expérience que je viens de m’injecter. Loin d’un simple coup de blouse à l’idée de rentrer de vacances passées sur une île paradisiaque, ce que je ressens va bien au-delà…
C’est en grignotant un chocogrenouille à Édimbourg que j’ai décidé de vous emmener autour du monde, à bord de mon assiette. J’ai fouillé dans une décennie de voyage, pour sélectionner les 9 plus belles choses auxquelles j’ai goûté. Chaque plat sera accompagné d’une anecdote racontant le contexte dans lequel je l’ai mangé. Nous allons faire de magnifiques escales comprenant l’Espagne, le Costa Rica, le Canada, les îles Fidji, le Pérou, la Palestine, l’Inde, la Suisse, pour finir en Écosse, où je me trouve actuellement. Attention, vous allez en avoir plein les papilles en quelques lignes. J’ai hâte de savoir quelle escale vous allez préférer… Alors à table !
En 1980, Oscar Arias, alors Président du Costa Rica, a créé l’Université pour la Paix en collaboration avec les Nations-Unies. Son rêve consistait à former des ressortissants de tous les pays à la résolution de conflits. Cette démarche s’inscrit dans un souffle avant-gardiste qui se propageait au Costa Rica depuis le siècle passé. Pendant que la majorité des pays étaient occupés à la Première Guerre mondiale, la petite nation des Caraïbes accueillait le premier tribunal international permanent, lequel permettait à des personnes d’intenter une action en justice contre des États sur des fondements de droit international et de droits humains. Les programmes proposés par l’Université pour la Paix gravitent ainsi autour de la notion de paix internationale. On peut donc y étudier la protection de l’environnement, les Droits Humains, l’engagement des médias, l’égalité des genres ou encore la responsabilité sociale des entreprises quant à la promotion de ces valeurs.
Ainsi, chaque matin, quelque part dans le monde, des minibus marqués aux couleurs vives déposent un essaim d’un peu plus d’une centaine d’oiseaux migrateurs dans un grand parc protégé, véritable vestige faunique de trois cents hectares cerné par des montagnes tropicales. Ces étudiants évoluent dans un havre de paix, entourés d’animaux tels que singes, cerfs et reptiles, et de végétations sauvages. Difficile de s’imaginer que cette réserve naturelle qui regorge de grands papillons d’un bleu irisé ne se situe qu’à trente kilomètres de San Jose, la capitale du Costa Rica.
Pour atteindre le sommet de cette colline, les véhicules serpentent à travers les plantations de caféiers déroulées sur des hectares. Les cerises de café charnues couleur de rubis et d’améthyste que le soleil empourpre seront cueillies manuellement. Ce n’est qu’après un long processus qu’elles donneront lieu à un café intense et racé. Les minibus viennent de Ciudad Colon, un canton fleurissant niché dans la vallée centrale du pays le plus riche et stable de l’Amérique centrale. Les faiseurs de paix ont ainsi la possibilité de vivre chez les habitants, pour profiter pleinement de l’expérience. Depuis plus de trente-cinq ans, les Costariciens des alentours ont ainsi pris l’habitude de voir dans leur décor familier des étudiants de toute couleur de peau, origine, et de tout style.
En raison d’une violente tempête qui les força à chercher refuge sur la côte, Christophe Colomb et ses hommes ont posé le pied non pas sur la lune, mais à Cariari, au large de l’actuelle Puerto Limón, le 18 septembre 1502. Éblouis tant par l’or que portaient les chefs guerriers que par l’ample verdoyance de ces terres d’une fraîcheur végétale époustouflante, ils baptisèrent la côte Costa Rica. Les Espagnols testèrent la fertilité de la terre, sous un climat favorable, mais s’aperçurent que ses entrailles recelaient bien moins d’or que prévu. Je crois que cela valut aux populations caribéennes moins d’ennuis que leurs voisins. Depuis, le pays a protégé sa biodiversité, exhibant son or vert à travers une vitrine touristique donnant sur le monde. Étudier la paix dans un pays dépourvu d’armée prenait tout son sens à mes yeux. Depuis que cette nation latino-américaine située entre le Nicaragua et Panama a constitutionnellement aboli son armée en 1948, le budget jusqu’alors consacré à la Défense fut réaffecté à ses universités et à ses hôpitaux, ainsi qu’à la protection de l’environnement. Le taux de mortalité chuta, à l’inverse de l’espérance de vie, tandis que l’éducation prospéra, faisant bondir le taux d’alphabétisation. La sécurité des citoyens relève maintenant de la compétence de la « Fuerza Publica », qui lutte contre la criminalité et les cartels de drogue, en plus d’assurer l’ordre public. Mais pourquoi le Costa Rica a-t-il tiré un trait sur ses forces armées ? Et comment allait-il se protéger en cas d’attaque militaire ou de conflit dans la région? Tout d’abord, cette suppression répondait à une nécessité politique, il s’agissait d’éviter tout risque de renversement du pouvoir de l’époque. En effet, en Amérique latine, l’armée n’est pas associée à la défense, mais au terrorisme d’État, à la déstabilisation de la démocratie et à la corruption des institutions. Pour assurer sa défense, la petite nation a sollicité la Cour International de Justice qui statue sur les différents internationaux, et s’est appuyée sur son allié étasunien, notamment lors de conflits territoriaux avec le Nicaragua. Depuis l’élection de Trump, la super puissance a toutefois cessé de prendre le Costa Rica sous son aile. L’initiative pacifiste costaricienne entrait en résonance avec les valeurs de l’Université pour la Paix, et les miennes. En découvrant qu’il existe une institution qui enseigne une telle culture de paix, une vague de chaleur m’avait envahie. J’avais opté pour le master d’études en Paix internationale. Le programme s’annonçait des plus extraordinaires. La négociation, les inégalités entre le Nord et le Sud, l’étude du terrorisme, des processus de paix et de médiation dans les contextes locaux, l’égalité de genre dans les opérations de maintien de la paix et d’assistance humanitaire, la construction de la paix sur le terrain… Un excellent cocktail. Parce qu’il n’y a pas de vérité unique, ni de solution miracle ou de règles certaines dans les affaires internationales diplomatiques, les cours se basaient souvent sur des jeux de rôle, des situations concrètes ou des simulations. Pour nous donner un aperçu de la notion de travail dans une zone de conflit armé, nous avions par exemple passé une semaine en forêt dans la peau de journalistes et de travailleurs humanitaires en mission au sein d’un État fictif. Le pays dans lequel nous nous trouvions était frappé par un conflit armé, et des forces paramilitaires s’étaient emparées du pouvoir. Nous devions faire face à toute sorte d’imprévus, tels que des prises d’otage, des explosions de bombes, des réfugiés venant nous demander asile. La simulation était entrecoupée d’ateliers durant lesquels nous apprenions à éteindre un incendie en forêt, à porter un brancard en rampant sur un champ de bataille pour éviter les tirs de feu au-dessus de nous, ou encore à utiliser une arme à feu.Durant mon expérience au Costa Rica, je logeais chez une femme joviale d’environ soixante ans qui a toutefois traversé de nombreuses épreuves dans la vie. Délaissée assez vite par sa famille, elle est tombée amoureuse d’un jeune homme et s’est mariée à vingt ans. Cet homme a été un bon époux pendant dix-sept ans puis il est tombé dans les bras d’une autre femme, bien plus jeune. Alors divorcée avec deux enfants adolescents à charge, mon hôtesse avait été recrutée par un riche et généreux géologue de Ciudad Colon comme employée de maison, et en complément, s’était mise à louer des chambres aux étudiants de l’Université pour la Paix. Avec le temps, les ex-époux sont devenus d’excellents amis, si bien que monsieur venait souvent partager nos repas. Il débordait d’affection pour son petit-fils. À chaque fois que son salaire de chauffeur de taxi le lui permettait, il lui apportait des jouets et des friandises. Leur fille Y, la mère du garçonnet, une trentenaire au cœur sur la main, habitait avec son partenaire, dans une petite maison située juste à l’arrière de la nôtre. Au Costa Rica, il est très courant que les enfants bâtissent leur demeure sur le même terrain que celui de leurs parents. Moi qui durant ma cavalcade mondiale ai goûté à tant de plats différents cuisinés sous toutes les formes possibles dès l’instant où je m’éveille, j’ai été très surprise de trouver du riz dans mon assiette lorsque mon hôtesse m’a servi mon premier petit déjeuner. Je savais que le riz et les fèves noires composent l’alimentation de base des Costariciens, mais j’ignorais que lorsqu’on agrémente ces mets de coriandre, de salsa lizano et d’un œuf frit, c’est le « gallo pinto », le plat national du pays, lequel se mange surtout au petit déjeuner.
Les premiers jours, Y m’attendait à l’arrivée du bus de l’université pour m’accompagner à la maison. La saison humide battait alors son plein, et des pluies diluviennes s’effondraient sur le canton en fin d’après-midi. Un soir Y arriva au bus avec quelques minutes de retard. Une pluie digne de provoquer une inondation en quelques minutes avait commencé à s’abattre lorsque les étudiants étaient sortis de cours. Sachant qu’aucun d’entre eux n’avait le réflexe de se promener avec un imperméable par trente degrés, l’homme à tout faire de l’université nous avait distribué des sacs poubelle neufs pour limiter les dégâts. Le bus nous déposa, mais il me fallut attendre mon amie sous des torrents. Lorsqu’elle me vit ainsi, m’abritant avec un sac poubelle, ma Y partit d’un grand fou rire moqueur et moi, moitié vexée, moitié amusée, je m’étais jointe à son hilarité.Je repensais déjà à mes dernières semaines au Costa Rica. Comment pouvais-je me sentir aussi bien dans un pays dont je ne savais rien et où l’état des routes me permettait à peine de me déplacer en sécurité ? Souvent on me demande comment, n’y voyant presque pas, j’ai pu voyager seule. Aucune réponse type à cela, je l’ai fait parce que j’en avais envie, et à chaque voyage mon incapacité extérieurement proclamée s’est estompée.
La réelle difficulté ne réside pas dans le fait de voyager au sens physique du terme, car pour cela il suffit d’embarquer dans un avion, mais bel et bien de m’intégrer, de faire ma vie à chaque fois, tout en menant mes projets à bien sans connaître personne, dès l’instant où je pose le pied dans un aéroport duquel je ne peux à peine m’extirper sans l’aide de quelqu’un. Une fois à l’extérieur, ce sera la qualité des rencontres que je ferai qui prendra le relais. En plus de Y, je me suis liée d’amitié avec L. En quelques semaines seulement, nous étions devenues des sœurs et sa famille m’avait complètement adoptée. Moi qui ai grandi dans un univers masculin, son monde à elle me fascinait. L et ses quatre soeurs baignaient dans le maquillage, le vernis, et toute sorte de produits corporels, si bien qu’avant nos sorties, mon amie passait des heures à se pomponner. Elle exhibait sa féminité comme un trésor, tandis que moi, j’avais grandi en percevant la mienne comme un fardeau. Décembre pointa le bout de son nez, laissant la saison des pluies loin derrière nous. Mon hôtesse parlait déjà décorations de Noël et les autres étudiants planifiaient des vacances aux quatre coins des Amériques. Durant cette période, L se sépara de son mari et le conjoint de Y quitta cette dernière. Désormais, celle-ci élèverait l’enfant seule, puisque le père de ce dernier avec qui elle avait vécu sept ans de bonheur dormait dans les bras d’une Nicaraguayenne, et ne voulait plus entendre parler de leur fils. Au lieu de s’apitoyer sur son sort, elle s’inscrivit à la salle de sport où j’avais coutume de m’entraîner, à deux cents pas de la maison. Elle qui n’avait jamais fait d’exercice de toute sa vie, allait assidûment s’entraîner chaque soir après le travail. Cela faisait râler mon hôtesse qui n’aimait pas devoir garder un enfant surexcité après une journée déjà harassante. Y souffrait d’obésité et ce qu’elle vivait la changea à jamais. Elle perdit quinze kilos en l’espace de quelques semaines seulement.
Son ex-conjoint ne versant aucune pension alimentaire pour l’enfant, mon amie confectionnait de succulentes pâtisseries qu’elle vendait à la « Feria Verde ». Je l’y accompagnais parfois. La place du marché constituait un formidable forum pour les habitants du canton. Le vendredi soir, d’autres étudiants de l’université m’y rejoignaient et nous faisions de la capoeira à ciel ouvert, à l’image des entraînements de goalball en plein air lorsque je me trouvais aux Fidji.
Un soir, des flocons noirs qui tombaient du ciel nous surprirent. Le volcan Turrialba, situé dans le centre du pays, était entré en éruption, crachant une colonne de fumée haute de trois kilomètres. Les voitures et les meubles se couvrirent de cendres, tandis qu’une odeur de soufre se répandait dans les rues de la capitale et ses alentours. Plusieurs établissements fermèrent, tandis que des personnes présentant des problèmes respiratoires se bousculaient dans les hôpitaux.
Après plusieurs mois passés dans le pays le plus heureux du monde que beaucoup choisissent comme destination pour leur lune de miel, j’ai pu voir l’envers du décor, notamment par l’intermédiaire d’un homme que je fréquentais sur place, un avocat appartenant à une réserve indigène située non loin de la vallée centrale. L’identité culturelle des peuples autochtones est en voie de disparition. Au Costa Rica, ces tribus descendent des Mayas et des indigènes d’Amazonie. Leur territoire ne constitue que six pour cent de celui du pays, mais un tiers de ces indigènes a fait le choix de vivre en ville pour sortir de l’isolement. En effet, les rares contrées indigènes ne sont pas accessibles par voie terrestre, et leurs terres ne permettent pas de développer une agriculture viable et pérenne. Outre ceux liés à leurs territoires, les indigènes pâtissent de toutes autres sortes de problèmes. Ils n’ont pas de poids dans le spectre politique national et participent donc très peu aux prises de décisions majeures du pays, y compris celles qui les concernent directement.
À l’échelle locale, les peuples indigènes ne sont pas plus représentés au sein des autorités administratives et judiciaires. D’une province à une autre, leur présence est d’ailleurs plus ou moins tolérée. Les puissances dominantes ignorent ou persécutent souvent leurs traditions, coutumes et croyances religieuses. De là à les reléguer au rang des arriérés, vêtus de plume et avec un arc à la main, il n’y a pas loin. S’ils veulent vivre au milieu des autres, les indigènes sont à la merci de systèmes éducatifs et de schémas et d’idées politiques aux antipodes de leur essence. Nous avions d’ailleurs reçu un cours sur la théorie de la dominance sociale et la représentativité des minorités dans les structures étatiques et organisationnelles. Dans l’ensemble, les minorités ethniques et les peuples autochtones sont très peu représentés dans les gouvernements de leur pays. Ceux-ci se contentent d’imposer des quotas sans se soucier de leur réelle inclusion.
Cette année au Costa Rica m’a permis de me délester des plus lourdes chaînes de la retenue, de l’impossibilité, de la censure et de l’enfance. J’y avais sauté pour la première fois en parachute, et ce fut une expérience sensationnelle. Le centre de parachutisme prenait très au sérieux la sécurité de ses sportifs. Pour autant, les règles étaient plus souples qu’en France où le pilote est contraint de tenir la porte de l’avion scellée jusqu’au dernier moment. En effet, l’oiseau de fer qui m’envoya dans les airs n’en avait pas, si bien que le vent qui pénétra dans l’engin décupla notre euphorie. Tandis que l’appareil prenait de l’altitude, l’instructeur m’interrogea : souhaitais-je sauter ou aller encore plus haut? Je lançai alors les bras en l’air et criai: « Plus haut! » et l’avion plein de fougue leva encore un peu plus son bec.
À la fin de l’été 2012, je me préparais à effectuer mon premier voyage lointain en solitaire, espérant ainsi associer l’apprentissage de l’anglais à une expérience dépaysante et solidaire. Pas moins de trente heures d’avion ciselées d’une coupure de plusieurs heures en Corée allaient être nécessaires pour survoler l’espace aérien entre Lyon et Nadi, ce qui m’indiquait que je me rendais littéralement à l’autre bout de la planète. Lorsque le Paris-Séoul s’aligna sur la piste de décollage, la nuit était déjà tombée sur la capitale française, et le colosse fut littéralement aspiré dans un gouffre nocturne, en partance pour l’inconnu. Une formidable sensation de liberté m’a alors envahie. Les ailes de l’appareil sont devenues miennes et je ne formais qu’un tout avec le fuselage. C’était moi qui m’élançais et m’enfonçais dans les nuages cotonneux à toute allure.
Dans l’avion, j’ai sorti mon Mac et ai relu le début de mon journal de bord, commencé trois jours plus tôt… Seuls les soubresauts de l’engin qui traversait des zones de turbulences me ramenaient à la réalité, me rappelant que je ne faisais pas corps avec lui. Mes doigts continuaient de pianoter sur le clavier, « Ah, ces secousses, je ne m’y habituerai jamais. Quand elles arrivent, j’ai l’impression que l’avion redouble de vitesse pour mieux les affronter, et qu’il avance à tâtons ». La peur de l’avion était encore paralytique et irrationnelle, me crispant les entrailles. « J’ai lu que parfois les eaux peuvent atteindre les sept mille mètres de profondeur », ai-je noté dans mon journal de bord. J’ai pensé à ce que je ferais si l’avion se crashait. La chute brutale en plein vol, ma peur première. Je crierais, j’appellerais ma mère et penserais à tous ceux que j’aime. Une fois les zones de turbulences passées, le colosse glissait en silence sur un tapis de neige, dont la teinte spectrale était couverte par la nuit… Après un autre vol long-courrier, j’ai atterri dans une destination, que quelques semaines plus tôt, j’étais encore incapable de placer sur une mappemonde. Des dizaines de petites meringues nappées de crèmes chantilly déposées sur une mer turquoise, c’est ainsi que je m’imaginais l’archipel, et tout compte fait, je n’étais pas si loin de la vérité. Plusieurs centaines d’îles volcaniques composent le territoire de cet État perdu au sud du Pacifique, mais seulement quelques dizaines sont habitées par à peine un million de personnes. Dans cette zone isolée, au confluent des mondes mélanésien et polynésien, ma première sensation fut que le temps a jeté l’ancre, ou à vrai dire, qu’il n’a jamais compté. Rien ne se produisait à l’heure annoncée, c’est le « Fiji Time », comme s’esclaffaient nonchalamment les habitants. Deux ethnies cohabitent sur ces îles : les Fidjiens en tant que peuple océanique, et des Indiens arrivés au vingtième siècle pour cultiver la canne à sucre, à la demande des autorités britanniques. En effet, depuis 1874, ces dernières contrôlaient le pays. Ce n’est qu’en 1970 que l’indépendance fut accordée, mais plusieurs coups d’État militaires organisés par les nationalistes indigènes – les Fidjiens de souche dira-t-on – eurent pour but de destituer les Fidjiens d’origine indienne du pouvoir. Ce n’est que depuis peu que les Fidjiens de souche et les Indo-Fidjiens partagent au même titre la nationalité du pays et les droits qui y sont affiliés, même si j’avais parfois l’impression que les Indo-Fidjiens étaient encore considérés comme des citoyens de seconde zone. S’il est un endroit sur l’archipel où le multiculturalisme dépasse pourtant les clivages ethniques, c’est bien dans les assiettes. Le lolo, cette onctueuse crème de coco parfois imprégnée d’ail, de curcuma, de petits piments ou de poivre, parfume chaque plat, les immanquables currys de poissons ou de fruits de mer, de poulet ou de légumes. Les plats s’accompagnent de rôti, galettes de pain indien. Il n’est pas non plus rare de trouver du fish and chips dans les gargotes populaires. Depuis l’abandon du cannibalisme, les viandes rouges ne s’affichent quant à elles pas trop au menu.
Au départ, je vivais à Nadi, dans le nord de l’île principale, et je travaillais dans une SPA locale. J’ai été frappée par le nombre de chiens empoisonnés par la population. Lorsqu’on nous les amenait, leurs corps étaient pris de tremblements et se refroidissaient, et le mieux que nous pouvions faire consistait à accompagner ces animaux dans l’au-delà en allégeant leurs souffrances. Même si ce fléau est également présent en France, j’ai tout de même été rassurée de vivre dans un pays où la dignité de ces êtres habite un peu plus les mentalités. Puis, j’ai muté à Suva, la capitale située à l’opposé de la même île, pour me rapprocher du monde associatif relié aux droits humains et ainsi contribuer à l’avancée du pays en la matière. Car, lorsque je me trouvais aux Fidji, à peine six ans après le coup d’État de 2006, le pays était en pleine transition démocratique. À travers l’écriture d’une nouvelle Constitution visant à réformer les anciennes institutions politiques et à faire tomber les clivages inter-ethniques, l’archipel était en train de tourner une nouvelle page de son histoire.Mon cœur a battu à l’unisson avec la société civile. Nombreuses étaient les associations qui soumettaient leurs propositions de Constitution au gouvernement. Celui-ci avait en effet lancé une campagne pour demander à qui le voulait de soumettre des idées d’articles à inclure dans le nouveau texte fondamental. J’apportais mon appui chaque fois que je le pouvais, que ce soit depuis la capitale Suva, où je vivais, mais également aux confins de l’archipel où je me rendais. J’ai ainsi pu prendre part à de nombreuses cérémonies villageoises, les épaules et les jambes bien couvertes par le traditionnel sulu. Certaines étaient parfois organisées pour me souhaiter la bienvenue, lorsque je me rendais sur une autre île. Le respect, la sociabilité, la communion avec les autres, autant de valeurs transmises que de sourires bienveillants. Pendant ces cérémonies, impossible d’échapper au cava, une boisson couleur d’eau de crue boueuse, extraite de la racine d’une espèce locale de poivrier. Comment un poivrier peut-il donner naissance à une boisson qui a le goût de boue terreuse ? Je ne le sais pas, mais il faut piler ses racines pendant de longues minutes et les arroser d’eau, ce qui donne pour résultat un mélange gluant, qui sera filtré à travers des fibres végétales. Le tout est servi dans un grand récipient commun lors des cérémonies politiques ou religieuses. On en verse dans une demie noix de coco, que l’on offre en premier au dignitaire ou à l’invité d’honneur. Avant d’ingurgiter le breuvage, celui-ci doit frapper une fois dans ses mains, boire le tout d’une traite et frapper trois fois dans ses mains. Il sera ensuite imité par chacune des personnes présentes lors de la cérémonie.Durant ces visites sur les îles alentours, j’ai été régalée du lovo, le meilleur festin auquel il m’a été donné de prendre part. Les ingrédients sont cuits à l’étouffée sous terre, sur des pierres chauffées à blanc, puis recouverts de terre et de feuilles de bananier. Les mets tels que le dalo (une fécule farineuse croisée entre la pomme de terre et la châtaigne), le manioc, les légumes et les viandes prennent alors cet exquis goût de fumée tandis que les danses et chants traditionnels viennent embellir le tableau. On se sent en paix avec le monde, assis sur des tapis de pandanus, une plante omniprésente sur le littoral et reconnaissable à ses racines déployées en faisceau. À l’âge le plus tendre, les jeunes filles apprennent à tisser les feuilles de pandanus. Il faut les faire sécher, en retirer les épines, les faire bouillir et sécher de nouveau, avant de les gratter avec des coquillages pour les assouplir, et les lamer en bandes d’un à deux centimètres de large. Celles-ci seront nattées pour confectionner des tapis, des nappes ou même des couches pour dormir. La vannerie du pandanus est souvent un présent coutumier lors des mariages, baptêmes, funérailles et cérémonies officiées par les chefs de village. De retour à Suva, je reprenais ce qui était devenu ma routine quotidienne. Je logeais chez une famille indo-fidjienne, composée d’une mère remariée, de son fils avoisinant la trentaine, et de ses deux filles qui avaient un peu plus que mon âge. Ils hébergeaient également deux autres volontaires, une allemande et une norvégienne. Je ne les voyais pas souvent, car elles passaient leurs week-ends dans les sites touristiques et en semaine, après quelques heures de bénévolat, elles rejoignaient le QG des internationaux, aux abords de la piscine du Holyday In de la ville. Ensemble, ils convergeaient ensuite vers les bars pour y passer la soirée et une partie de la nuit.
Chaque matin, je me rendais au bassin olympique de Suva pour y nager un kilomètre avant d’aller travailler. Mais il semblait que je n’étais pas la seule à vouloir fréquenter l’établissement hors zone d’affluence. En effet, les Sevens, la très populaire et quasi imbattable équipe de rugby à sept du pays, alors en phase de devenir championne olympique, venait parfois s’entraîner aux mêmes heures que moi. Si le rugby et la langue anglaise sont bien des héritages de la colonisation britannique, les Fidjiens ont une culture bien à eux. Les Anglais ne sauraient jongler avec du feu, exécuter des danses du Pacifique du Sud, ni marcher pieds nus sur des pierres chauffées pendant plusieurs heures dans un brasier sacré. C’est ainsi que les Fidjiens convoquent les esprits et sollicitent le pouvoir ancestral détenu sur ces îles.Lorsque cela était possible, j’organisais des sensibilisations de goalball pour les personnes déficientes visuelles. C’est un sport co qui se joue dans le noir à l’aide d’un ballon sonorisé par des grelots, entre deux équipes de trois, lesquels alternent des phases défensives et d’attaque. Afin de mettre voyants et déficients visuels à égalité, les athlètes portent des masquent qui leur opacifie complètement la vue. Cette discipline étant classifiée dans les sports paralympiques, je n’excluais pas qu’un jour les Fidji puissent s’y voir représentés par le biais de ce sport. En guise de gymnase, nous avions une esplanade circulaire avec un revêtement en béton, et non un terrain parfaitement rectangulaire. Nous jouions de plus sans genouillères ni coudières, lesquelles sont habituellement utilisées pour empêcher les articulations de se heurter au sol nu. Enfin, le bruit des voitures provenant des rues environnantes rompait le silence qu’exige la pratique de ce sport. Encore une chance que nous ayons eu un ballon.Un participant m’a confié que c’était la première fois qu’il faisait du sport depuis l’accident qui lui avait fait perdre la vue. L’univers s’est illuminé d’un coup, couvrant mon horizon d’arabesques multicolores, alors que de nombreuses tempêtes zébraient mon voyage. Toute âme voulant vivre intensément ne peut s’épargner un revers de la médaille proportionnel à l’intensité de ses expériences. En effet, l’arrière-goût de ce voyage se résumait en un échantillon trop condensé et diaboliquement calibré de toutes les bassesses morales que les humains peuvent commettre sous couvert de l’humanitaire. Projects Abroad, l’organisation britannique qui m’avait mise en contact avec les partenaires fidjiens, n’est pas une ONG, comme elle le laissait croire sur ses supports de communication. C’est une compagnie privée qui s’engraisse avec des bénéfices énormes réalisés grâce à la misère du monde. En jouant sur la corde sensible de la solidarité, elle sait se servir de la faiblesse des pays en voie de développement pour abuser des personnes en quête d’expériences humanitaires et des acteurs locaux. De fil en aiguille, j’ai finalement découvert que le montant qu’elle versait aux partenaires locaux était une bagatelle par rapport aux frais de gestion qu’elle facturait aux volontaires. Ces derniers étaient ainsi contraints de payer un supplément aux familles d’accueil pour utiliser internet et la machine à laver. Mais ce n’était rien comparé aux aléas du support des équipes sur place… Il faut dire que cet accompagnement dépend du niveau de dévouement personnel de chaque employé, aux vues des salaires médiocres versés par l’agence britannique. C’est ainsi que j’ai appris, à mes dépens, que travailler dans l’humanitaire ne lave personne de ses vices.