Lors de mon dernier voyage en Palestine, la chose la plus extraordinaire qu’il m’a été donné de voir, a été sans nul doute la cérémonie pascale des Samaritains. C’est une communauté d’environ sept cents personnes dont la moitié vit à Holon, au sud de Tel-Aviv, et l’autre sur le Mont Garizim, une colline qui domine Naplouse. Les Samaritains se considèrent comme les véritables gardiens de la tradition mosaïque et estiment que les Juifs ont rompu avec la religion révélée par Moïse. Ils parlent et écrivent un hébreu ancien, qui diffère de celui des juifs. Continuer la lecture…
Cet article vous emmène sur les premiers pas de mon séjour au Proche-Orient. J’ai pensé qu’il serait intéressant de décrire comment la jeune femme mal-voyante que je suis a voyagé en Palestine. Difficile du coup, de passer sous silence le contexte politique compliqué dans lequel baigne ce pays, surtout pour une passionnée en résolution de conflit. Afin de parer aux remarques selon lesquelles je n’expose qu’un côté du conflit, sachez que de nombreuses chroniques sur mon expérience en Israël sont également en préparation. Après mon programme de Master d’études en paix internationale, j’ai décidé de me rendre en Palestine. J’ignorais si l’état des lieux permettait à une jeune femme malvoyante de s’y aventurer seule, et de toute façon, j’étais en carence de contacts sur place. Mais j’aurais fait n’importe quoi pour y parvenir, ma volonté se décuplant sous les « c’est trop dangereux » des gens croyant mieux me connaître que moi-même.
Je ne souhaitais pas me rendre en Palestine dans un cadre touristique, qui ne serait probablement pas à la hauteur de mes attentes. Or, j’ai généralement besoin de beaucoup de temps pour m’imprégner d’un nouvel environnement et pour m’en faire une opinion critique, surtout quand celui-ci est empreint d’un conflit ancré là depuis des millénaires et où les religions et les siècles s’entrechoquent avec fracas. Mais voilà que l’opportunité d’y aller pendant plusieurs mois s’est offerte à moi. Même s’il ne faut pas considérer le Proche-Orient uniquement sous l’angle politique, j’allais y accorder de l’importance, et appréhender ce sujet derrière un écran ne me suffisait plus. Je m’étais inscrite à un camp organisé par l’Université de Naplouse pour les étudiants internationaux voulant se familiariser avec la réalité de ce territoire.En cet été 2015, mon voyage allait se faire dans un contexte très tendu et abrasif, suite au décès d’Ali Saad et Dawabsha, ce bébé palestinien mort dans un incendie criminel provoqué par des colons israéliens dans le village de Douma, près de Naplouse, au nord-est de Ramallah. La violence des colons israéliens s’était accrue depuis que l’un d’eux a été tué par un Palestinien à la sortie de la colonie Chvout Rachel, quelques semaines plus tôt. Aussi, la situation menaçait de s’embraser à tout moment.Dans l’avion qui me conduisait à Tel-Aviv, je tournais et retournais dans ma tête les phrases que je prévoyais de servir aux agents douaniers qui allaient conduire mon interrogatoire. Comme il n’y a plus d’aéroport en Palestine, il faut s’y rendre soit en passant par la Jordanie, soit par Israël, itinéraire que j’avais choisi parce qu’il est plus court. Compte Facebook désactivé quelques heures plus tôt, courriels échangés avec la Palestine détruits, je savais que tout pouvait y passer: mes mails, mes photos, mes messages, les contacts de mon répertoire… Par la suite, j’allais revenir plusieurs fois et tout ce processus allait devenir familier et moins intimidant. Mais pour une première, et seule, je préférais prendre toutes les précautions pour garantir mon entrée sur le territoire, parfaitement consciente qu’au moindre impair, l’expérience douanière pouvait vite virer au cauchemar. Mais après quelques rapides questions sur mon identité, lesquelles comprenaient tout de même les prénoms de mes grands-parents (technique destinée à déterminer les origines de quelqu’un), mon âge et la raison de mon voyage, mon passeport m’a été remis sans même que je n’eus besoin de sortir ma lettre d’invitation. Je ne me doutais pas que ça n’allait être que partie remise, presque six mois plus tard, lorsque j’allais prendre mon vol retour. Je m’étais arrangée pour ne pas leur mentir, sans pour autant mentionner ma visite en Palestine.Une fois sortie de l’un des aéroports les plus modernes du monde, le passage soudain de l’air climatisé au dehors me donna l’impression de m’être engouffrée dans un sauna, l’humidité des quarante degrés me collant à la peau comme si mon épiderme s’était métamorphosé en laine mérinos ultra moulante. L’employé ignorait que je me rendais en Palestine, pensant sûrement que j’allais rester en Israël. « You will find it very comfortable, avait-il assuré avant de disparaître au milieu d’une foule compacte. Et il est vrai que les mois suivants allaient lui donner raison. Pour l’heure, je ne savais rien de cela, et je fus soulagée qu’il n’ait pas trop insisté pour attendre le taxi avec moi, certaine que le chauffeur, s’il pouvait me voir de l’endroit où il se trouvait, ne m’approcherait pas en la présence d’un inconnu. Et quelques secondes plus tard, une main discrète me tapota l’épaule, faisant ainsi débuter l’expérience humaine la plus enrichissante de ma vie.Quelques kilomètres plus loin et cinq minutes de discussion plus tard, j’appris que mon chauffeur était issu de ces milliers de citoyens de la Palestine mandataire ayant décidé de rester malgré la création de l’État d’Israël en 1948. Actuellement, un million sept cent mille Arabes possèdent la citoyenneté d’Israël et y subissent de nombreuses discriminations, notamment pour l’accès à l’éducation ou à l’emploi. Les pro-Israéliens affirment que la situation dont jouissent ces Arabes israéliens est sensiblement meilleure que celle qu’ils connaîtraient s’ils vivaient en Palestine. Ce point de vue reste assez complexe. Pour la majorité israélienne, il sert à justifier à quel point ces Arabes sont chanceux, et à démontrer la générosité d’Israël. Une petite partie de ces Arabes adhère à cette opinion, tandis que beaucoup se voient traités comme des citoyens de seconde zone.Le chauffeur m’expliqua qu’il me conduisait à la frontière, et que de là, un taxi palestinien prendrait la relève jusqu’à Naplouse. Ce dernier parlait très peu anglais, mais cette futile carence ne l’empêcha pas de palabrer durant tout le trajet. Dès lors, je sentis que tout allait bien se passer et que je me trouvais dans mon élément.Lorsque le taxi me déposa à Naplouse, trois étudiants palestiniens qui semblaient me connaître depuis toujours vinrent m’accueillir pour m’accompagner auprès des autres. Je m’aperçus alors que j’étais la dernière arrivée. Une petite réception de bienvenue était organisée dans un parc familial, ces jardins de thé si populaires dans la région. Le coordinateur, un homme de quarante-cinq ans environ, se leva et vint me serrer chaleureusement la main, avant d’inviter les autres participants à l’imiter. J’ai pensé que c’était la façon la plus diplomate qu’il avait déniché pour annoncer aux autres qu’une limitation sensorielle m’empêchait d’aller vers chacun d’entre eux, et qu’il me serait plus confortable qu’ils se déplacent jusqu’à moi pour que nous puissions nous saluer. Par la suite, les autres participants allaient me confier qu’en me voyant arriver, vêtue d’une tunique rouge dont les pans virevoltaient autour de mes hanches, longs cheveux détachés tournoyant autour de mon visage, escortée par deux jeunes étudiantes et un étudiant palestinien, lequel portait mes bagages, ils avaient pensé que j’étais une personnalité importante. Nous en avions beaucoup ri. Une fois rassasiés, et après le thé à la menthe, on nous conduisit dans nos appartements. Dès le lendemain, il faudrait que nous soyons en forme pour débuter l’expérience dans de bonnes conditions. Le matin, nous donnions des cours aux étudiants de l’Université Nationale En-Najah, et l’après-midi et le soir, ceux-ci nous conduisaient dans les villages palestiniens, au sein de leur famille, ou à la rencontre de divers acteurs locaux et internationaux. Tous pacifistes, mais engagés et décidés à faire changer les choses.Les autres volontaires et moi occupions deux appartements sur le même palier, au cinquième étage d’un immeuble assez sécurisé dans le centre de Naplouse. Les écrans de surveillance disposés dans le hall et dans l’ascenseur nous conféraient le sentiment d’être continuellement observées par les services secrets israéliens. J’en riais beaucoup avec M et les autres, hilares à l’idée qu’il y avait quelque chose de « 1984 », à être surveillées ainsi à travers des écrans infiltrés par la puissance occupante. Grande, élancée et vive comme une jeune tourterelle, M était aussi peu effrayée que moi, malgré ses cinq ans de moins. Dès le premier jour, elle s’était très vite attachée à moi. Après avoir brillamment verrouillé sa deuxième année de médecine, elle avait travaillé un mois chez un chocolatier pour s’offrir la joie de connaître la Palestine.
Mené par le coordinateur, notre troupeau s’était attardé devant la Tour de l’Horloge, l’une des sept créations de la sorte construites en Palestine pendant la période ottomane. Après me l’avoir décrite, M m’avait proposé de la photographier avec mon téléphone. Par la suite, elle devint mon alliée la plus fervente, se battant avec moi pour que les Palestiniens enthousiastes qui nous bombardaient de photos pendant les sorties prononcent quelques mots avant d’effectuer le cliché, afin que je sache dans quelle direction regarder.Notre groupe était des plus hétéroclite. Une mama italienne au cœur d’artichaut obsédée par les Palestiniens prenait soin des autres autant que d’elle, faisant nos lessives et pliant nos vêtements pendant que nous animions nos ateliers à l’université. La quarantaine, blonde platine, elle s’exposait régulièrement sur notre balcon pour fumer, bras nus et en leggings moulants. Elle avait toujours chaud. Sa bouche roulait l’italien comme une native, même si elle vivait en Slovénie. Une Japonaise, petite et frêle, à l’âge indéterminable, sa présence en Palestine relevait presque du mirage. Un jour, elle lâcha depuis la salle de bain un cri à en percer les tympans de tous les habitants de l’immeuble. Nous avons immédiatement pensé qu’il lui était arrivé quelque chose de terrible – qu’elle s’était ouvert le crâne, ou une calamité du genre – mais M, pragmatique, qui fut la première à atteindre la porte de la salle de bain, tout en nous ordonnant laconiquement de nous tenir prêtes à appeler notre coordinateur, eut la surprise de sa vie en constatant ce qui avait arraché ce cri de la mort chez une personne habituellement muette comme une carpe. Un cafard géant d’au moins dix centimètres de long et doté d’antennes de quatre centimètres volait dans la salle de bain. Autant dire que nous en avons ri un moment. Dans sa cocasserie joviale, l’Italienne avait proclamé : « Before that I didn’t know she had a voice ». Une autre fois, nous avions trouvé une feuille collée au battant intérieur de la porte de l’autre appartement, celui dans lequel la Japonaise logeait: « Please lock the door. I don’t want to die in a foreign country ». Cela nous avait donné matière à de nombreux fous rires, à M et moi, venant s’ajouter à ceux que nous avions déjà plusieurs fois par jour. M était hilarante, même dans les moments les plus stressants. Comme la fois où des déflagrations assourdissantes me réveillèrent de mon sommeil le plus tendre. Ce n’était qu’explosions de tous les côtés, le tonnerre n’arrivait pas à la cheville de ce vacarme. À la vitesse d’un bouchon de champagne qui saute, je venais de basculer d’un rêve fort agréable, à la mort. M, qui s’était endormie quelques heures plus tôt sur le canapé près de mon lit, bondit comme une jeune féline pour se pelotonner contre moi et me prendre dans ses bras. Les déflagrations s’évanouirent aussi rapidement qu’elles étaient survenues. Tandis que je reprenais mon souffle appuyée sur un coude, la tête légèrement surélevée, M, toujours blottie contre moi, s’assoupit, comme s’il ne s’était rien passé. L’Anglaise, qui occupait l’autre lit, était bien réveillée. Elle était demeurée calme et paisible, presque trop, affirmant avec sérénité que dans notre situation, paniquer ne servait à rien. Avec du recul, la scène était des plus insolite, mais à cet instant précis, je fus tentée de comprendre pourquoi je n’étais pas morte. La réponse ne me parvint que le lendemain matin, lorsque les Palestiniens nous expliquèrent la coutume des soldats israéliens consistant à provoquer des simulations de bombes dans la ville, pour effrayer les habitants et se livrer à des arrestations arbitraires pendant leur sommeil.
Les jours suivants, nous avons visité plusieurs camps de réfugiés palestiniens et parmi eux, le plus peuplé est, je crois, celui de Balata, à l’entrée de Naplouse. Il n’a pas l’apparence d’un camp tel que l’on peut s’y attendre, avec des tentes par centaines, en plein air, aucune habitation en dur, et des gens faisant la popote sur de vieux chauffe-eau. Ici, ce qui était un village de tentes il y a plus de soixante ans s’est métamorphosé depuis en structures permanentes en béton, et on peut même y voir quelques ruelles cimentées aussi étroites qu’un couvercle de cercueil. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la claustrophobie est un luxe que les résidents de Balata ne peuvent se permettre. Il y a si peu d’espace entre les bâtisses qu’il faut parfois marcher en crabe pour passer et qu’on pourrait se serrer la main entre voisins par la fenêtre.Dans ce camp surpeuplé, aucune structure ne permet de faire face à l’expansion démographique. Trente mille personnes vivent dans ce carré surchargé d’à peine cinq cents mètres de côté, ce qui revient à une densité ahurissante de 120 000 habitants par kilomètre carré, soit trois fois plus que Le Caire, une des villes les plus peuplées du monde. Puisque l’expansion latérale n’est plus possible, les maisons sont agrandies verticalement. À chaque mariage, on bâtit un étage supplémentaire sur la maison où vivra la nouvelle famille, qui elle-même aura des enfants, et ainsi de suite.« Pourquoi ces familles ne tentent-elles pas de fuir cette prison à ciel ouvert, de fonder un foyer à l’extérieur, de s’éloigner de là par quelque moyen que ce soit ? », me demandais-je naïvement. Comme tout camp de réfugiés, celui-ci n’était censé être que provisoire. Après la Naqba, des centaines de milliers de Palestiniens ont fui leur village, situé alors sur les terres maintenant prises d’assaut par Israël, et se sont réfugiés là où ils ont pu. Et c’est en 1952 que l’agence des Nations-Unies chargée des réfugiés palestiniens a créé le camp de Balata, dépourvu d’eau et d’électricité au départ. La plupart des réfugiés qui s’y sont installés viennent de Jaffa, près de Tel-Aviv. Ils ne savaient pas qu’ils y demeureraient pendant des décennies, pensant au contraire que ce n’était que provisoire et que leur retour dans les villages d’origine leur serait dû.Ainsi, quitter le camp revenait à renoncer au droit au retour promis par les Nations-Unies et négligé par les Accords d’Oslo. Les trente mille réfugiés de Balata ne s’y sentent pas chez eux et souhaitent que leur voix soit entendue. Pendant la première Intifada, ils ont été les premiers à embrayer sur le mouvement de révolte. Ils n’avaient plus rien à perdre. À mille lieues de leurs ancêtres, leurs maisons avaient été investies par des inconnus, les hectares qu’ils possédaient, eux, engloutis par des plages, des hôtels et des boîtes de nuit qui caractérisent désormais Jaffa, sans oublier les kilomètres de pistes aménagées pour les joggers.Leur niveau de vie s’était pourtant presque amélioré après la guerre des Six Jours, lorsqu’Israël avait conquis la Cisjordanie, devenue entre-temps la Palestine. La main-d’œuvre palestinienne était souvent contractée par Israël, l’eau et l’électricité s’étaient faites moins rares, et les réfugiés pouvaient plus facilement retourner dans leur ville d’origine. Mais cette passade n’avait été qu’éphémère puisque parallèlement, des essaims de colonies poussaient tout autour de Naplouse telles de mauvaises herbes, venant même parfois s’adosser aux mosquées comme je l’ai constaté dans le village de Deer Ista, ce qui durcissait les rapports avec l’armée israélienne. La première Intifada avait éclaté, puis la deuxième, et à chaque fois les réfugiés de Balata avaient tenu à exprimer leur colère, ce à quoi Israël avait répliqué en multipliant les incursions militaires et les arrestations arbitraires dans le camp.« Ici, nous vivons sous la terreur », nous expliqua posément R, un habitant de Balata et étudiant de l’Université Nationale En-Najah, en se penchant pour ramasser une douille, épave reflétant sa madeleine de Proust à lui. Nous nous trouvions dans une ruelle un peu plus large que les autres et les bambins fleurissaient le macadam, couraient, criaient, jouaient et lançaient quelques mots d’anglais sur notre déambulation. Ils ne savaient pas encore que les perspectives d’avenir qui les guettaient étaient aussi étroites que les ruelles serpentant à travers les hauts murs du camp, et aussi infimes que l’espace qu’ils ont pour s’épanouir en tant qu’enfants.Un taux de chômage de vingt-cinq pour cent, un statut qui écarte d’emblée tous droits humains de leur chemin, et des souvenirs de nuits désenchantées de portes défoncées par des inconnus armés, de haut-parleurs sommant tout le monde de sortir aussitôt, des éclats de balles qui frappent comme la foudre. Leur quotidien est bercé par la pauvreté, le manque d’eau – surtout l’été où celle-ci ne coule que quatre jours par semaine à cause des restrictions israéliennes – d’électricité, d’hygiène et d’un mauvais traitement des déchets. Un autre étudiant palestinien qui me guidait à travers le camp me proposa d’accélérer le pas, alors que nous passions près d’une benne à ordures qui n’avait probablement pas été vidée depuis plusieurs jours.
Toute une journée de notre programme fut prévue pour visiter le Plateau du Golan, situé au nord d’Israël. Comme je l’ai souligné plus tôt, depuis la guerre des Six Jours, Israël occupe et administre également une partie de la Syrie, le Plateau du Golan, ce que j’ignorais jusqu’alors. Bien que cette occupation soit en droit international aussi illégale que celle de la Palestine, je n’en avais jamais entendu parler. En plus de dominer par sa position la Galilée (soit l’actuel Israël), et la Plaine de Damas (actuelle Syrie), et de se trouver à la lisière d’Israël, de la Jordanie, de la Syrie et du Liban, le Plateau du Golan trône au carrefour de la plupart des sources alimentant le lac de Tibériade et le Jourdain. Depuis cette plateforme quasi aérienne, Israël peut observer les évolutions du conflit syrien et peut entretenir d’étroits rapports avec les rebelles.La vingtaine de Palestiniens qui nous accompagnait avait demandé longtemps à l’avance une autorisation d’Israël pour passer de l’autre côté. Notre coordinateur loua un car avec une plaque d’immatriculation israélienne pour ne pas attirer l’attention, d’autant plus que nous allions devoir passer un checkpoint pour sortir de Palestine. J’éprouvai un grand pincement au cœur lorsque, peu avant la frontière, le car ralentit et tous les Palestiniens en descendirent. J’ignorais que certains checkpoints différaient, selon que l’on soit internationaux ou locaux, et que pour ces derniers, les contrôles demeurent bien plus rigoureux. Dans le car vide, où quelques minutes plus tôt raisonnaient les échos de langue arabe et les rires de nos amis palestiniens, je ne pus m’empêcher de penser que les juifs leur font subir par effet de domino certains aspects du châtiment de l’étoile jaune.Le car presque vide reprit sa route avant de ralentir de nouveau. Un soldat armé entra dans le véhicule et nous demanda où nous allions. Nous répondîmes que nous étions un groupe de touristes, que nous venions de Ramallah et que nous voulions maintenant visiter le nord d’Israël. Ramallah reste de loin la ville la plus touristique de Palestine. Quant au nord d’Israël, cela pouvait indiquer que nous nous dirigions dans d’autres villes, et non forcément vers le Plateau du Golan.Le militaire demanda à tous de descendre et nous conduisit dans une petite structure où nos passeports furent vérifiés. Puis, nous pûmes repartir. Les Palestiniens nous rejoignirent un peu plus loin. Nous les avions aussitôt interrogés sur leur propre expérience, et, de nouveau, je ressentis un grand pincement au cœur. Cloîtrés derrière de grandes vitres, les militaires qui avaient interrogé et vérifié leurs documents, leur avaient adressé le moins de mots possible. La vitre impersonnelle qui tenait mes amis en joue, comme s’ils étaient des terroristes, les maintenait à une distance plus grande que celle nous séparant des soldats qui venaient de nous contrôler. Nous avions ainsi pu passer la frontière, non sans apercevoir par la fenêtre du car un soldat armé d’artillerie lourde fouillant une mère lestée de gros sacs de courses et accompagnée de ses trois enfants. Tandis que le bus poursuivait obstinément sa route vers le Nord, les Palestiniens partagèrent du pain imbibé d’huile d’olive et saupoudré de zaatar (le traditionnel et parfumé mélange de thym sauvage), de graines de sésame et de sumac (un acidifiant naturel).
Deux heures plus tard, nous nous avançâmes à pied jusqu’à la barrière indiquant la frontière de facto entre le Plateau du Golan et la Syrie. Deux cents petits mètres démilitarisés séparent le Plateau du Golan de la Syrie qui fait l’objet de surveillance par les Nations-Unies. Avec des jumelles, il est possible d’apercevoir des églises abandonnées à flanc de montagne. Daech avait frappé à moins de trois kilomètres de là. Ce poste-frontière a été témoin de nombreux combats entre armée syrienne et groupes rebelles ou armée syrienne et le Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda. Les Druzes vivent sur ce territoire depuis des siècles, mais nombre d’entre eux ont été chassés après l’annexion par Israël. La majorité de ceux qui sont restés refusent la nationalité israélienne, se contentant d’un permis de séjour permanent qui leur accorde les droits sociaux, à l’instar des droits politiques. Étrangers sur leurs propres terres, ils restent encore très attachés à la Syrie, en dépit du conflit. Et avant que celui-ci ne devienne trop intense, des centaines de Druzes empruntaient encore le poste de douane de Kouneitra pour aller étudier gratuitement à Damas. L’ONU a appuyé des négociations en faveur des agriculteurs druzes pour qu’ils puissent exporter leurs productions de pommes vers la Syrie. Une grande partie druze de Majdal Shamm demeure l’une des seules populations à ne pas avoir été chassée par les auteurs de cette annexion reconnue illégale par les Nations-Unies.Nous avions ensuite visité un site archéologique rehaussé par le mont Hermon, à l’est du poste de douane de Kouneitra, près de la Rivière Baniyas, l’une des sources du Jourdain. Il fallait traverser un bois, strié de sentiers très escarpés. L’endroit ressemblait à une réserve naturelle, c’était magnifique. Je marchais près de R. Tout en s’émerveillant d’une nature qu’il n’avait pu contempler qu’à l’économe depuis sa naissance, celui-ci s’assurait que je ne trébuche pas contre les racines ou les pierres qui jonchaient le sol sous nos pieds. Papillonnant à notre rythme, nous avions sans y prendre garde perdu les autres membres de notre groupe, et lorsque nous débouchâmes sur un embranchement, il nous fut impossible de deviner la direction suivie par les autres. Un garde forestier israélien qui semblait être en poste dans le bois, perçut notre hésitation et nous demanda en anglais si nous cherchions un groupe. « Ils sont partis par-là », nous avait-il indiqué, pointant du doigt une direction que nous avions alors suivie. Quand nous nous fûmes suffisamment éloignés, mon ami m’avoua qu’il n’avait pas osé préciser que nous cherchions un groupe majoritairement composé d’Arabes, parce que l’homme était israélien. Ce détail aurait pourtant pu permettre au garde d’identifier les gens que nous devions retrouver. R était-il lui aussi habité par ce sentiment de culpabilité corrosive qui avait saboté son existence ? Alors que dans un monde normal, cette précision n’aurait pas dû être crainte et génératrice de malaise, elle n’avait pu franchir les lèvres de mon ami résidant à Balata.En fin d’après-midi, nous avions fait halte près d’un marchand de bord de route qui vendait des produits locaux: miel, pommes, olives, dates, tahineh, etc. L’homme était déjà âgé et d’après R, il parlait arabe avec un accent syrien. Le marchand m’invita à goûter ses produits, tout en déclamant des mots d’un air mystérieux. Il s’était mis à nous parler en vers, et même sans maîtriser l’arabe, je pouvais me rendre compte que ses phrases rimaient. Il me soumettait des énigmes, que mon ami traduisait pour moi.C’était magique, j’avais l’impression de me trouver face à une version arabisée de Gandalf : « Si une personne qui ne voit pas et qui est atteinte d’une maladie grave l’obligeant à prendre des pastilles à heures régulières sans se tromper, a dans sa main quatre pastilles, deux rouges, et deux vertes. Pour l’heure, elle ne doit en prendre qu’une de chaque. Si elle se trompe de couleur, elle risque sa vie. Comment peut-elle faire pour être certaine de ne pas se tromper et de choisir les bonnes pastilles, sachant qu’elle est seule et qu’elle n’a personne à qui demander ? »J’avais bûché un bon moment sur la question. Gandalf m’avait recommandé de poursuivre ma visite, et de revenir plus tard quand j’aurais la réponse. Je n’aurais pas abdiqué si la journée n’avait pas tirée déjà à sa fin. Nous devions bientôt rentrer à Naplouse. Les passages aux frontières fermaient à partir d’une certaine heure, et les checkpoints récurrents jonchés en Palestine ne nous laissaient pas libres de nos mouvements non plus. Penaude, je m’arrêtai de nouveau près de l’homme, sur le chemin du retour. Et comme pour toute énigme qui se respecte, la réponse tombait sous le sens, mais je ne l’avais pas envisagée. Il suffisait, disait-il d’un air mystérieux et savant à la fois, de casser chaque pastille en leur milieu et de ne prendre qu’une moitié de chaque. Ainsi, le tout serait l’équivalent d’une pastille rouge et d’une pastille verte…
Quelques jours avant que le programme ne s’achève, les autres volontaires et moi avons tenu à aller nous recueillir à Douma, sur les lieux de l’incendie ravageur qui avait dévasté une famille innocente quelques semaines plus tôt. Les murs noircis de la petite maison avaient toutefois subsisté à l’attaque, mais l’intérieur de la bâtisse n’était plus qu’un vaste tas de débris carbonisés. Çà et là, on devinait quelques objets: un biberon, une télé, un Saint Coran calciné… Le sol était encore fumant, jonché de débris de verre, car les vitres avaient explosé sous l’incandescence maléfique de cette terrible nuit. À l’extérieur, les ostensibles tags des colons défiguraient encore les murs. « Vive le messie », « Vengeance », « Le prix à payer », étaient écrits en hébreu et agrémentés d’une étoile de David.La violence du sinistre était amèrement palpable, reflétant trop fidèlement la haine qui animait les criminels. Un cousin éloigné de la famille nous escorta durant notre visite, et avec des trémolos dans la voix, nous relata les faits en détail. Riham et Saad étaient profondément endormis, tout comme leurs deux enfants dans la chambre voisine. Il était environ une heure du matin lorsque les cocktails Molotov, lancés du dehors, avaient atteint le lit conjugal. La chambre s’était aussitôt embrasée, et bientôt toute l’habitation qui s’était vue avalée par les flammes. Le cousin nous expliqua qu’il avait été réveillé par les cris de terreur de la voisine. Il s’était levé, était sorti à pas de loup et avait découvert une première maison en feu.Ses voisins l’avaient informé qu’elle était vide, contrairement à celle d’à côté. La maison de Riham et de Saad était dévorée par des flammes de plusieurs mètres de haut. Le visage et une partie du corps brûlés, ces derniers étaient sortis péniblement de la fournaise, avant de s’écrouler. Ses deux bouts de chaire carbonisée étaient parvenus à dire que leurs enfants se trouvaient encore à l’intérieur, mais il était impossible d’entrer, avait gémi le cousin. Un voisin avait toutefois réussi à pénétrer dans la maison pour sauver l’aîné de quatre ans. Son petit frère Ali avait péri, brûlé vif. Il n’avait que dix-huit mois.Peu après l’incident, des témoins avaient aperçu quatre hommes masqués s’enfuir vers la colonie voisine de Maale Efraim. À son réveil à l’hôpital, Ahmad, l’unique survivant de la famille, avait crié à l’aide, comme s’il était encore pris dans le brasier. L’enfant n’avait cessé de demander où étaient ses parents et son état de santé demeurait très critique. Tandis que le cousin achevait son récit, d’une voix empreinte de fatigue, quelques membres de la famille le rejoignirent en silence. Je fus désignée pour leur adresser quelques mots de soutien. Je n’eus que peu de temps pour réfléchir à ce que j’allais dire. Tant de choses à exprimer, et si peu de mots à ma portée. Le programme s’acheva peu après et je séjournai quelques jours chez des amis. M était également restée dans les parages un peu plus longtemps et c’est ensemble que nous sommes reparties vers Jérusalem. Pour rejoindre la ville sainte, il nous fallait traverser le tumultueux checkpoint de Kalandia. Compressé entre les murs d’un bâtiment appelé zone de contrôle militaire. Quelle oppressante atmosphère! Des étroits corridors de ferraille par lesquels il faut passer au moment où les soldats nous somment d’avancer, pendant que des files interminables de familles palestiniennes attendent des heures pour sortir de là. Et mon imagination m’avait-elle joué des tours, j’avais entendu deux assourdissants tirs de gun au-dehors ! Derrière des vitres, de jeunes soldats nous toisaient tandis que l’un d’entre eux contrôlait nos documents d’identité. Je traînais mon énorme valise derrière moi et celle-ci se coinçait dans les barrières métalliques à franchir. Cet endroit n’est pas prévu pour accueillir des voyageurs, mais de la chair à canon. Je sentais les soldats nous scruter, le faisceau de leur regard braqué sur moi et me transperçant comme des lasers. Sans qu’aucun ne réagisse, deux jeunes femmes palestiniennes qui faisaient la queue après moi me donnèrent un coup de main.À Jérusalem, nous avons dormi sur le toit d’une auberge face à la tour de David. Au loin, un F15 bourdonnait telle une mouche titanesque. Le lendemain matin, le superviseur de la mission que j’allais accomplir en Israël vint me chercher en voiture. Nous nous étions donné rendez-vous près de la porte de Jaffa. Ancien passage dans les fortifications de la vieille ville, c’est la seule porte qui s’ouvre du côté occidental de celle-ci. «Si c’est un Américain, pas étonnant qu’il te donne rendez-vous ici », avait raillé mon amie M qui n’en ratait pas une. La suite à venir dans les prochains jours…