Par Hynek Moravec — Travail personnel, CC BY 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1914510
En un certain samedi hivernal, je me suis réveillée plus heureuse que d’habitude, car dans quelques heures, je devais prendre l’avion pour Istanbul. En effet, dès le lundi, j’avais une importante compétition sportive d’une semaine qui se déroulait à Antalya. Mes coéquipières, notre entraîneur et le directeur technique de l’équipe m’attendaient à Istanbul, d’où nous devions effectuer ensemble les 14 heures de route qui nous séparaient d’Antalya. La veille encore, je passais la dernière épreuve de l’examen d’entrée à l’école des avocats après un an de préparation. Bien qu’encore très fatiguée, je me sentais renaître petit à petit, et ce voyage allait permettre de faire retomber la pression en attendant les résultats.
Étant déficiente visuelle, j’ai effectué, lors de l’achat de mon billet, une demande d’assistance afin d’être accompagnée à l’avion lors de mon arrivée à l’aéroport de Lyon. Le prestataire de service (la société Onet) exige que chaque demande doit être effectuée auprès de la compagnie au moins 48 heures à l’avance. Ainsi, la compagnie aérienne a bien mis les informations nécessaires sur mon dossier, si bien qu’Onet les a reçues en temps et en heure. Son rôle consiste alors à prendre en charge les voyageurs à mobilité réduite ou en situation de handicap lors de leur arrivée sur les lieux, que ce soit en taxi, en transport en commun ou directement au guichet de la compagnie si une personne de leur entourage les y dépose. Pour ma part, j’ai rejoint l’aéroport à bord du Rhônexpress (le tram qui connecte la ville de Lyon à l’aéroport) et pendant ce trajet, j’ai demandé à l’agent à bord de contacter l’assistance, pour qu’ils me prennent en charge lors de mon arrivée. Ainsi, la société Onet a été informée de mon arrivée imminente deux heures avant le décollage, sachant qu’en plus, cette demande avait, comme je l’ai précisé, été dûment formulée par la compagnie aérienne une semaine plus tôt. Bien loin de résulter d’un évènement de dernière minute, mon arrivée était donc inscrite, et programmée. L’assistance a bien confirmé qu’ils viendraient me chercher dans le hall de la gare SNCF, juxtaposé à l’aéroport et auprès duquel le Rhônexpress s’arrête. L’agent du Rhônexpress m’y a accompagnée dès l’arrivée de la rame. Ne voyant personne arriver au bout de vingt minutes d’attente, j’ai commencé à m’inquiéter, mais, étant déficiente visuelle, il m’était impossible de me déplacer pour chercher un employé. J’ai interpellé un voyageur, qui, comprenant ma détresse, a à son tour interpellé un employé. Ce dernier est venu à ma rencontre et m’a dit qu’il travaillait à la gare, si bien qu’il ne pouvait quitter son poste, mais il s’est empressé de contacter Onet par talkie-walkie. Le personnel de ce dernier a là encore, confirmé qu’un agent viendrait à temps, et que je ne devais pas m’inquiéter. Ils avaient bien les détails de mon vol et l’heure de mon départ. J’ai donc patienté, accordant ainsi toute ma confiance à une société garantissant, comme elle le dit sur son site internet, « une approche pédagogique adaptée au profil de chaque personne » et « une organisation flexible et réactive en milieu aéroportuaire ».Malheureusement, la personne de l’assistance n’est venue à ma rencontre qu’après un temps exagérément long. Lorsque nous sommes arrivées à l’enregistrement des bagages, celui-ci avait fermé. « Pas grave », a dit l’employée d’Onet, « vous n’aurez qu’à prendre votre valise dans l’avion, elle n’est pas très grande, notre manager va immédiatement arranger ça avec la compagnie ». Mais, quelques tours de terminal plus tard, elle m’informe du contraire, les portes de l’avion viennent d’être fermées. Je ne pouvais plus embarquer, moi qui avais pourtant prévenu de ma demande d’assistance une semaine à l’avance, et qui venait d’attendre une heure dans les courants d’air glaciaux du hall de la SNCF, à la merci d’une assistance qui avait confirmé ma prise en charge, se rendant débitrice d’une obligation de résultat à mon égard. L’employée qui était à mon côté m’a alors reproché de ne pas avoir effectué mon enregistrement en ligne. Elle pensait, sans m’avoir préalablement posé la question, que j’avais déjà ma carte d’embarquement. En réalité, rien n’oblige les passagers à s’acquitter de cette démarche avant leur arrivée à l’aéroport. Personnellement, depuis plus de 10 ans que je voyage abondamment, j’ai toujours effectué mon enregistrement à l’aéroport, car il ne m’est pas aisé de le faire en ligne. Et comme tous les prestataires de services du monde accompagnant les passagers en situation de handicap ou à mobilité réduite, la société Onet a pour mission de les escorter dans toutes leurs démarches aéroportuaires inhérentes à un vol.Par ailleurs, si la société Onet estimait que l’heure de mon arrivée à l’aéroport ne lui permettait pas de me prendre en charge, il lui incombait de m’en informer tout de suite, au lieu de me laisser patienter une heure en disant que quelqu’un allait venir me chercher. J’aurais alors par exemple demandé à un passager lambda de m’accompagner au comptoir de la compagnie en demandant à un ami, par téléphone, d’effectuer mon enregistrement en ligne. Mais au contraire, ils ont assuré qu’ils viendraient, tant à l’agent du Rhônexpress qu’à celui de la gare, qui les a contactés à plusieurs reprises.Démunie, j’ai demandé à l’employée d’Onet qui m’accompagnait de me proposer une solution, tout au moins de me rembourser mon billet. En effet, le site d’Onet promet que la société peut apporter « des solutions spécifiques pour chaque personne à mobilité réduite ». En l’espèce, la perte de mon vol était imputable à un manque de rigueur dans le traitement de ma demande et la réponse apportée. Il incombait donc à cette société de me proposer une autre solution, équivalente à mon but premier, me rendre à Istanbul en avion dans les plus brefs délais. Le responsable est arrivé et il m’a informée qu’il ne pouvait rien faire pour moi, et que je n’avais qu’à rentrer chez moi, me faisant bien sentir que ma présence dérangeait. Incapable de me déplacer seule dans un aéroport aussi grand et rempli d’obstacles de toute sorte (il le savait), j’ai été contrainte d’insister pour qu’il m’accompagne auprès de la compagnie, pour trouver une autre solution et ne pas leur permettre de me laisser sur le carreau sans la moindre empathie. Malgré mon état de fatigue avancé, j’ai décidé de ne pas me laisser faire et de les mettre face à leurs erreurs. La compagnie aérienne ne possédant pas de comptoir permanent dans l’aéroport, les agents d’Onet ont consenti à m’accompagner chez Avia Partner (le bureau qui regroupe toutes les compagnies Low cost), en précisant que d’après eux, aucune demande d’assistance n’avait été faite à mon nom. Or, les employés d’Avia Partner ont pu accéder à mon dossier, où, ma demande d’assistance apparaissait clairement. Aucune faute n’étant constatée de la part de la compagnie, celle-ci ne pouvait donc rien faire pour moi.Sentant la toile d’araignée m’engluer un peu plus chaque seconde, je me suis de nouveau tournée vers le chef d’équipe de l’assistance, qui cette fois-ci, s’est dédouané en disant que la demande ne mentionnait pas que j’avais besoin d’une chaise, et que cela était de ma faute. Il a ajouté que les passagers n’ayant pas demandé de chaises n’étaient pris en charge qu’à partir du comptoir de la compagnie aérienne. Là, ce n’était plus une toile d’araignée, mais un étau d’acier froid qui se refermait autour de moi. Commençant à percer, par ce changement de version, une pointe de mauvaise foi, j’ai pris une profonde inspiration et j’ai décidé de lui donner un cours d’accessibilité pour les nuls. Étant déficiente VISUELLE, je n’avais pas besoin de fauteuil roulant, mais seulement d’un guide. Il me semble qu’une société apportant « une approche pédagogique » et « des solutions spécifiques pour l’accompagnement des personnes à mobilité réduite » ne devrait pas imputer les mêmes besoins aux personnes en fauteuil qu’aux personnes déficientes visuelles. Ces handicaps sont foncièrement différents et il n’est pas possible d’imposer aux personnes non voyantes de demander des chaises roulantes, quand elles peuvent parfaitement marcher.Au demeurant, la directive #1107/2006 de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe du 5 juillet 2006 prévoit qu’afin de « donner aux personnes handicapées et aux personnes à mobilité réduite des possibilités de voyages aériens comparables à celles dont disposent les autres citoyens, il convient de leur fournir une assistance adaptée à leurs besoins spécifiques « . Et en l’occurrence, même si je peux marcher, il m’est impossible de me rendre seule du Rhônexpress au comptoir de la compagnie. Et la directive précitée prévoit que « cette assistance doit permettre aux personnes handicapées et à mobilité réduite de se rendre d’un point désigné d’arrivée à l’aéronef », et il est clairement précisé que ce point d’arrivée peut être une arrivée de gare, de taxi, ou de tout transport en commun », et que ces personnes « ne devraient pas se voir refuser un transport en raison de leur handicap ou de leur manque de mobilité ».Malgré cela, et après une heure d’une tentative de dialogue de ma part pour expliquer qu’il me fallait aller à Istanbul au plus vite pour prendre part à une importante compétition sportive, on m’a demandé de rentrer chez moi, en précisant qu’ils pouvaient appeler quelqu’un pour moi si besoin. La gentillesse condescendante des lâches ! « Mais, vous me réservez une place dans le vol du lendemain non », me suis-je enquis les larmes aux yeux, des larmes d’épuisement, de colère, de solitude. À ma gauche les agents d’Onet tentant de me refourguer à Avia Partnair, et à ma droite les hôtesses d’Avia Partner mi-complices mi-empreintes de pitié, voulant me refiler à quelqu’un, ce « quelqu’un » étant une personne de ma famille ou de mes amis, parce que oui, pour elles, j’étais forcément une assistée professionnelle et en même temps, une voyageuse en détresse parmi des milliers d’autres. Je crois que de toute cette histoire, c’est à ce moment-là que je me suis sentie le plus humiliée. J’étais un grossier paquet qu’on n’avait pas pu jeter dans l’avion à temps, et il fallait maintenant qu’un gentil samaritain de mon entourage vienne m’évacuer. Et hors de question de me réserver une autre place, puisque c’était de ma faute, j’aurais dû demander un fauteuil roulant ! Mais où était passée l’image d’entreprise citoyenne, impliquée dans l’intégration de tous ».Pour sauvegarder ma dignité, j’ai refusé de quitter l’aéroport. Hors de question d’abandonner mes coéquipiers stambouliottes, qui attendaient ma venue pour se rendre à la compétition. Tout cela était prévu depuis des mois et des mois. J’ai alors été contrainte de réserver, par mes propres moyens, une place dans le prochain vol pour Istanbul. Le vol n’étant prévu que pour le soir même, j’ai attendu près de cinq heures au Café des Confluences de l’aéroport. Pour une personne qui ne voit pas, se trouver seul dans un lieu aussi immense et inconnu peut se révéler très dégradant et déshumanisant, car des tâches qui paraissent normales pour quelqu’un d’autre, comme aller aux toilettes ou trouver un endroit pour s’abreuver, nous deviennent alors très difficiles. Il nous est possible de demander l’aide d’autrui, mais cela nous impose une situation de dépendance et porte atteinte à notre dignité. Il n’est pas facile de demander des choses aussi personnelles à des inconnus. Cela nous met également en situation de danger parce que nous sommes alors exposés aux potentiels voleurs, pour qui nous sommes souvent des cibles privilégiées. Difficile également, de garder un œil sur ses affaires quand on ne voit pasLa situation m’a énormément affectée personnellement, et je remercie le manager du Café des Confluences pour tout le réconfort qu’il m’a apporté ainsi que le serveur pour la coupe de Chardonnay offerte ! Vous avez illuminé ma journée. J’ai également rencontré deux clientes super sympas qui m’ont offert ce que j’avais le plus besoin sur le moment, l’écoute, et la relativisation. L’une d’elles m’a même accompagnée au service Welcome de l’aéroport, lequel est censé traiter les réclamations des passagers, mais, inutile de préciser que là encore, je n’étais pas la « bienvenue ». Un rempart d’acier se dressait face à moi, et j’étais renvoyée de service en service, confrontée à la lâcheté humaine en ping-pong. Ce n’est que quelques heures et quelques larmes plus tard que mes réflexes de juriste et future avocate ont repris le dessus, et j’ai décidé de contacter directement le service contentieux de l’aéroport. La directive du 5 juillet 2006 à laquelle sont soumis tous les aéroports européens prévoyant qu’»il importe qu’une personne handicapée ou une personne à mobilité réduite qui estime que le présent règlement a été enfreint puisse porter la question à l’intention de l’entité gestionnaire de l’aéroport ou à celle du transporteur aérien concerné selon le cas. Si elle n’obtient pas satisfaction de cette manière, elle devrait avoir la possibilité de porter plainte auprès de l’organisme ou des organismes désignés à cet effet ». N’ayant pas eu la possibilité de demander réparation sur place, j’ai demandé le remboursement du billet Lyon-Istanbul que j’ai été contrainte de payer moi-même, ainsi qu’un dédommagement de 500 euros pour les dommages moraux subis. J’ai précisé que sans réponse favorable dans un délai de 15 jours ouvrables, je serai en droit de les assigner en justice pour obtenir réparation des préjudices subis, et je contacterai la presse en publiant massivement cet incident sur les réseaux sociaux. J’ai ajouté : « Si nous ne parvenons pas à trouver une solution amiable, je saisirai également le Défenseur des Droits et ferai une action de groupe pour cause de discrimination, car de nombreuses autres passagers ont subi des dommages similaires ». En effet, avant de rédiger mon courrier au service juridique de l’aéroport, j’ai effectué des recherches poussées et j’avais appris qu’à peine quelques jours plus tôt, une personne âgée avait raté son vol alors qu’elle se rendait à un enterrement. Là encore, le dommage irréversible était imputable à un retard d’Onet. Depuis qu’elle s’est installée à l’aéroport de Lyon il y a moins d’un an, la société a fortement dégradé la qualité de l’accompagnement qui était réservée aux personnes en ayant besoin. Mais l’aéroport continue d’avoir recours à ce prestataire médiocre qui n’a que faire du bien-être de ses passagers. Pour rappelle, lorsqu’un passager subit des préjudices suite à une prise en charge défaillante (manquement à l’obligation de résultat), la directive précitée recommande aux états « d’imposer au responsable, des « sanctions, qui pourraient comprendre l’obligation de verser une indemnité à la personne concernée, et qui devraient être efficaces, proportionnées et dissuasives ». Finalement, l’aéroport m’a présenté officiellement ses excuses et m’a indemnisé à hauteur de 400 euros, une bagatelle par rapport à ce que prévoit la loi. Je suis cependant favorable aux médiations en interne plutôt qu’aux assignations en justice, quand cela est possible, et c’est pour cela que j’ai accepté. Et c’est aussi parce que le service juridique m’avait assuré que le prestataire serait corrigé en interne, pour moi, l’intérêt étant qu’aucune autre personne ne subisse cela et non la sanction bête et méchante. Mais malgré trois mails de ma part pour m’informer, je ne sais toujours pas si des mesures disciplinaires ou correctives ont été prises contre le prestataire. Et c’est pourquoi je souhaite informer sur ce qui s’est passé, car nous ne devons laisser personne malmener notre dignité. J’invite toute personne ayant subi des préjudices similaires, à me les signaler afin d’envisager au besoin, une action collective. J’ai également proposé à l’aéroport de les mettre en contact avec l’association Point de Vue sur la Ville qui travaille en faveur de l’accessibilité de la ville de Lyon et de tous ses services aux citoyens. L’aéroport m’a assuré que le président de l’association Pierre-Marie Micheli serait contacté pour travailler ensemble en faveur d’une réelle accessibilité. Ils ont accepté ma proposition, qui devrait, je l’espère, se concrétiser en début 2020.