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L’ouverture de mes chroniques littéraires

Siège des Nations-Unies à GenèveAssise entre l’ambassadeur du Brésil et un ancien joueur de l’équipe nationale de foot de la Roumanie, je suis la seule femme du panel. C’est à mon tour de parler.Personne ne s’aperçoit que j’ai besoin d’aide pour allumer le micro installé devant moi. Je ne sais pas où est le bouton on/off et je ne peux percevoir le signal lumineux qui indique que le micro fonctionne. Heureusement T, qui est ma meilleure confidente dans ce milieu, est assise à quelques mètres de moi. Dès que le modérateur a commencé à me présenter, préalablement à ma prise de parole, elle s’est levée et est venue allumer mon micro. Bien qu’elle aurait eu tout loisir de me jeter aux oubliettes pendant mes années de voyage et d’aventures autour du monde, son cœur ne l’a pas fait. Elle m’a choisie comme speaker, et je ne veux surtout pas la décevoir.

Ma voix est douce et calme et je parle ni trop lentement, ni trop vite, tout en prenant soin de me tenir droite, la poitrine en avant et les épaules vers l’arrière, sans me crisper. Au cours des derniers mois, on m’a souvent invitée à parler de mes expériences à travers le monde et j’ai fini par acquérir une bonne maîtrise du langage corporel et appliquer ses fondamentaux lors de mes prises de paroles. J’y ai cependant consacré beaucoup d’efforts. C’est une science qui s’acquiert en observant et analysant le langage corporel d’autrui, chose que je ne peux faire et pour laquelle j’ai par conséquent développé des méthodes alternatives plus pédagogiques…Je sens tous les regards fixés sur moi. Bras et jambes décroisés, le cas échéant, ma posture traduirait une fermeture et trahirait mon manque d’assurance au public. J’ignore encore la portée de mes paroles sur lui, mais inutile d’engendrer d’emblée une perte de confiance en la crédibilité de ce que je dis.J’ai pris une inspiration profonde avant de commencer à parler. Cela m’aide à ralentir les battements précipités de mon cœur et à ne pas me sentir stressée, apaisant ainsi le timbre de ma voix et me permettant une prononciation de l’anglais fluide et harmonieuse. Ce que je raconte me rend heureuse alors je souris tout en parlant. J’ai bien pris soin de demander à T si je n’avais pas de rouge à lèvres sur les dents. C’est l’une de mes plus grandes hantises en public, et dans ce milieu où je me suis si souvent sentie seule, c’est une aubaine pour moi de connaître une personne honnête et de confiance à qui je puisse poser la question sans être jugée, infériorisée ou stigmatisée.Mon maquillage illumine mon visage et le rimmel et l’eye-liner font ressortir la forme de mes yeux légèrement en amande. Les longs cheveux bruns qui encadrent mon visage retombent en cascade sur ma veste tailleur de couleur bordeaux. Son col entrouvert laisse entrevoir un top gris perle. Ma jupe blanche, qui pour l’heure est cachée par la table, a tout de même le mérite de mettre la forme de mes hanches en valeur quand je suis debout. Pour le reste, j’ai opté pour des escarpins noirs, neutres. Je crois que le tout est très élégant sans pour autant vieillir mes vingt-cinq ans.

Plus tard, T me détaillera que je suis de loin la plus jeune et qu’à en voir la façon dont les yeux des participants brillaient pendant mon speech, je serai visiblement celle dont on se souviendra, surtout en comparaison des autres speakers. Ils égalent mon âge par deux fois au moins, et sont presque en fin de carrière. Leurs discours ne sont que des rapports, des études, des textes cités d’une voix monotone, que trente ans passés à se couper du reste pour gravir les grades n’ont pas pu vivifier.T et moi sommes si proches que ses yeux sont presque miens. Ce qui me plaît, c’est que si les spectateurs avaient baillé d’ennui pendant mon discours, elle me l’aurait dit. Pourtant, quand je suis entrée dans la salle, personne ne m’a accordé beaucoup de crédit. On a presque ignoré mon existence.Quand je termine mon speech, les autres panélistes m’applaudissent chaleureusement, très vite imités par les participants venus assister à la présentation. Parmi eux, il y a des diplomates, des représentants d’ONG internationales et peut-être des employés des Nations-Unies. Je ne suis pas venue là pour jouer les héros. Si le message pouvait être passé sans le besoin de ma présence ici, je ne serais pas là. Mais ma présence et, je l’espère, mon message, puisque ma personne est un canal à travers lequel il est diffusé, ne passent pas inaperçus.Quand la conférence se termine, des spectateurs viennent me serrer la main et me féliciter comme si le dédain dont ils ont fait preuve à mon égard avant que je prenne la parole n’est qu’un effet de mon imagination.T et son assistante m’escortent à l’extérieur de la salle. D’autres personnes viennent encore me saluer devant la porte avant que nous nous éloignions. La fierté que j’éprouve commence à s’évaporer au fil des quelques centaines de mètres que nous parcourons pour atteindre l’ascenseur. Les portes de l’appareil s’ouvrent et nous y pénétrons. Je commence à avoir des incertitudes sur la qualité de ma prestation, au point de douter de moi, dans ce monde où aucun mot n’est choisi au hasard, et dans lequel je préfère garder ma spontanéité. Et si les gens n’avaient rien compris à mon speech et que, par ma faute, mon message n’était pas passé ? C’en est trop pour T. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent au rez-de-chaussée, mais elle ne bouge pas. Elle m’attrape fermement par l’épaule, pour me faire face avec défi : « Écoute Güler. Tu as besoin d’une mise au point. Il faut que tu cesses de te sous-estimer et de te fustiger. Non, mais c’est vrai ça, toi et les autres. La société le fait déjà assez pour vous, tu ne trouves pas ? Alors, arrête de leur tendre la perche. Tu as été la meilleure, avec quelques mots tu as donné le sourire à toute la salle ! Ton expérience est la plus belle chose que tu leur as apportée et il fallait voir leurs yeux quand tu t’exprimais. Tu as été formidable ». À part à elle, je n’aurais permis à personne de me parler comme à une enfant ayant fait une bêtise, là, comme ça, devant les portes d’un ascenseur public. Mais elle a entièrement raison. La société le fait déjà assez, pour toi, pour lui, pour elle, ici en l’occurrence pour moi… À bien y réfléchir, non seulement je n’ai jamais été fière de moi par le passé, et je ne cesse de me rabaisser constamment.« La société le fait déjà assez pour toi… », et tandis que nous marchons le long de la vaste allée piquée de drapeaux colorés qui mène à la sortie, une femme d’âge moyen me dévisage des pieds à la tête et ses yeux s’attardent sur la canne que je tiens dans les mains. Sans pudeur, elle met mon physique à nu, « comme si on ne peut pas être élégante, mal-voyante et se trouver à l’ONU ! », s’exclame T après m’avoir décrit la scène. J’adore son accent brésilien qui se détache de son français parfait.Nous sortons de l’enceinte des Nations-Unies et nous nous retrouvons au coeur du quartier, sur la Place des Nations, tout près de la fameuse chaise au pied calciné érigée en 1997 à la demande d’Handicap International. Haute de douze mètres, la sculpture en forme de chaise à laquelle il manque un pied symbolise les dégâts causés par les mines antipersonnel, même si certains n’y voient que la claudication du fonctionnement de l’ONU.L’Union Internationale des Télécommunications et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle nous font face, mais c’est en direction du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) que nous nous dirigeons. Il n’est qu’à deux pas, à côté du Bureau International du Travail et de l’Organisation Mondiale de la Santé. Tant d’organisations en toute puissance dans un espace si confiné, de quoi m’en donner le tournis.Un peu plus tôt, les deux jeunes femmes m’ont proposé de les accompagner à la réunion qu’elles ont maintenant au CICR, car cela nous permettra de déjeuner ensemble juste après, mon départ n’étant prévu que plus tard dans l’après-midi.Nous nous installons dans le bureau de je ne sais quelle personne haut placée et, lorsque c’est à mon tour de me présenter, j’ai de nouveau l’occasion de mettre en application les fondamentaux enseignés par T : « Je m’appelle Güler KOCA. Je rentre récemment d’une mission d’un an au Proche-Orient. Je suis maintenant en train de rédiger mon premier livre…».Je me souris intérieurement. Après tout, c’est vrai, je suis en train d’écrire un livre. Ça fait tout drôle de dire cela.